Très souvent les enluminures des manuscrits des XIIIe et XIVe siècles, ornant des lettrines ou en pleine page, ont ces fonds que l’on peut dire « meublés », des fonds entièrement couverts de motifs répétitifs en grand nombre, uniformément, fonds losangés, échiquetés, selon des réglages ou quadrillages divers superposés, toujours avec un effet optique de remplissage lumineux assez vertigineux. On retrouve des fonds meublés dans la tapisserie de l’Apocalypse, au moins dans la moitié des 84 panneaux qui la composent .
Les enluminures qui ont ces « fonds meublés » sont exclusivement « des enluminures gothiques » des XIII e et XIV e siècles (1200 - 1400). La tapisserie de l’Apocalypse a été tissée entre 1373 et 1380
Sacramentaire à l’usage de Senlis - vers 1310 - Enluminure d’une Lettrine - Moïse et le serpent d’airain
Evocation rapide de quelques pistes d’avant les XIII e - XIV e siècles ?
- Rôle des fonds en éventails répétés et réguliers dans les parties unies des mosaïques romaines ou byzantines (v. le chamelier - Expo. Byzance Istamboul Grd Palais )? Rien de certain .
- Influence des enluminures irlandaises et celtique VIe-XIe ? Faible. Ces enluminures irlandaises , inspirées par les bestiaires de l’Orient ( ou des Vikings) vont surtout vers les entrelacs et les enluminures gothiques sont peu inspirées par les entrelacs.
- Influence des tapisseries (et des enluminures) coptes ? Faible. Elles ont marqué davantage les enluminures romanes . Pas encore de tapisseries à l’époque romane ( v. Bayeux, une broderie !).
- Peut-être la valeur souvent optique et lumineuse des “fonds meublés” est-elle redevable aux vitraux qui eux existaient déjà?
- Influence du pôle anglo-normand , des Plantagenets , du premier Angers, jusqu’au milieu du XIIIe ( Bible d’Avranches - manuscrits du Mt St Michel): apparition de l’héraldique et des blasons avec leurs fonds souvent losangés, échiquetés ? Peut-être quelque parenté avec les fonds meublés quand ils sont plus ou moins géométriques.
- Y a-t-il quelque chose à retenir du réglage de la page par le moine copiste du scriptorium, comme conditionnement au quadrillage régulier des fonds des lettrines schéma porteur pour les fonds meublés de celles-ci ? Rien de certain, d’ailleurs le plus souvent la taille des caractères gothiques et donc du réglage des interlignes ne correspond pas à celle des carreaux de ces quadrillages préparatoires probables. (Les enluminures carolingiennes de manuscrits en belle graphie caroline qui supposaient un réglage parfait de lignes, ne comportaient pas de « fonds meublés » ) .
- Si les enlumineurs se servaient de patrons et de modèles le réglage de la surface à enluminer permettait la reproduction et le placement, éventuellement avec réduction au format, de ces modèles aux carreaux ; placement qui était déjà par lui-même rapide géométrie, compte et nombre, c’est à noter. En somme (?)une pratique qui pouvait conduire le copiste à meubler le fond de l’enluminure de modules répétitifs qui jouaient sur le nombre comme à l’infini .
-Retenir sûrement les influences orientales en ce temps « gothique » des principales Croisades mais sous quel rapport ? v.plus loin .
- Influence nulle, on s’en doute, des calligraphies et des décors des mosaïques islamiques .
- Les fonds meublés seraient-ils dans la filiation des fonds d’or fascinants des icônes byzantines, qu’ils remplaçaient ? Discutable .
- On peut retenir le goût bientôt obsessionnel en Occident pour les étoffes précieuses et leurs motifs. Jusque-là venus d’Orient .- y compris les soieries de Chine répandues dans tout le bassin méditerranéen par les invasions mongoles.
- ” Les fonds meublés” sont proches des tissus dans leur inspiration. - Les fonds meublés sont un jeu sur la surface de parchemin des enluminures très proche du jeu et des rythmes des motifs sur les tissus.
Valeurs expressives des « fonds meublés »
- Valeur tapissante qui justement indique là une étroite parenté entre enluminures et tapisseries . Nicolas Bataille, le licier qui a tissé les tapisseries de l’Apocalypse entre 1373 et 1380 et Hennequin de Bruges, le peintre cartonnier ( ?), étaient l’un et l’autre très près des miniatures, ils se sont inspirés des enluminures d’un manuscrit de l’Apocalypse prêté par Charles V à son frère Louis 1ér d’Anjou pour lui permettre de faire réaliser « son beau tapis ».
- Les fonds meublés seront mis en cause dès que la perspective commencera à vraiment entrer en jeu dans les miniatures (1), ainsi qu’ombres et lumières, dès le XV e sous l’influence de l’Italie. C’est l’or et les couleurs qui font la lumière pratiquement sans ombres des enluminures gothiques.- Les fonds meublés passent aisément des enluminures des livres aux grandes tapisseries ; sans doute les petites dimensions des enluminures y gagnaient-elles quelque chose de compatible avec le mural et le monumental : du monumental en miniature .- Les fonds meublés établissent toujours répétitivement l’équivalent d’un réseau de motifs sans lacune, ils sont pleins, complets, et ils introduisent dans le format bien circonscrit de la lettrine ou de la page du manuscrit un sentiment de propagation illimitée presque jusqu’au vertige, ils assurent même dans le très réduit un approfondissement optique de l’espace.
- Tout cela parce qu’ils font parler le nombre derrière les personnages, en impliquant le plus souvent un encadrement qui les situe toujours plus ou moins dans un intérieur. A cet encadrement conviennent particulièrement des détails d’architecture gothique.
(1) - Dans les enluminures il y a seulement, même au XV e, des perspectives par morceaux et des visées plurilatérales.
Tapisseries de l’Apocalypse d’Angers 1373 - 1380 - St Michel et ses anges terrassant le dragon
- Quand ces fonds meublés interviennent sur le grand format des tapisseries , la situation s’inverse, ils s’expriment comme un extérieur, mais lui aussi comme insondable sinon vertigineux . C’est particulièrement vrai pour le fond losangé du St Michel et pour tous les autres panneaux de l’Apocalypse qui comportent également des fonds meublés. Alors rien ne convient mieux pour l’Apôtre Jean qui rend compte de sa «Vision », que d’être extrait de cet « extérieur » et être de nombreuses fois retenu dans « un intérieur » que lui ménage sa guérite d’observation d’architecture d’un gothique très pur.
- Dans les enluminures des manuscrits les motifs répétitifs innombrables des fonds meublés, qu’ils dépendent d’un seul ou de plusieurs champs de motifs différents, entreront bientôt en relais presque télescopiques avec les motifs dont sont couverts les vêtements des grands personnages représentés, - exemple le plus remarquable les fleurs de lys des manteaux des personnages royaux de France . Et l’espace, pourtant de dimensions très réduites dans les pages des manuscrits, s’en trouve encore démultiplié, libre de passer par ces fonds à motifs « numériques », des vêtements aux dais , aux tentures, eux-mêmes couverts de motifs ou à l’inverse par retour du regard . Vers la fin du XIVe siècle les enluminures gothiques évoluent nettement dans ce sens.
- Deux enluminures gothiques tardives - v. 1414, St Louis, Bréviaire à l’usage de Paris - et Chronique de Burgos.
(cliquer sur les mages pour les agrandir)
- Une étonnante force de présence, une étonnante vivacité des gestes et des attitudes des personnages représentés qui apparaissent devant ces fonds meublés, c’est ce qui peut le plus nous retenir aujourd’hui. Cette remarquable animation optique tient tout entière à la frappante rupture d’échelles qui intervient dans la plupart des cas entre l’échelle des personnages, de leur visages, éventuellement couronne en tête, parfaitement différenciés dans leurs gestes et leurs attitudes , et l’échelle brusquement beaucoup plus petite le plus souvent des modules-motifs du fond meublé, lesquels s’épandent le plus souvent tout à fait uniformément en nappe innombrable. Cette rupture d’échelle exerce un véritable pouvoir de fascination qui capte toujours l’attention. Ces « fonds meublés » écartent tout détail hors sujet, Ils disent tout en ne disant rien, ils créent toute l’ambiance à eux seuls, une ambiance intense sur mesure qui focalise l’attention sur les faits et gestes des personnages, au service de la plus grande ferveur.
Sacramentaire à l’usage de Senlis - vers 1310 - Le couronnement de la Vierge (détail)
Ces Fonds meublés, une énigme du nombre? - d’abord une ferveur .
Ils sont assurément l’indication d’un penchant très marqué, d’une habitude quasi naturelle de la sensibilité médiévale , gothique en l’occurrence, pour la lecture et l’expression du réel et des latitudes de l’imagination par le nombre, plurilatéral, même polyvalent, supposant toujours l’illimité . Le nombre est évidemment toujours proche de ce que nous appelons aujourd’hui le « numérique » . On remarquera que ces fonds meublés « numérisés » sont très rares dans les fresques ou les peintures sur panneaux d’Italie des mêmes XIIIe-XIVe siècles . Ils valaient seulement plus au Nord.
Mais alors quelle était l’origine, au moins le sens de ce penchant très marqué pour « le nombre »; lequel est en passe de se retrouver aujourd’hui en bonne place avec le numérique parmi les nouvelles habitudes de nos sensibilités ? Il faut rappeler qu’ à l’époque le compte était encore malaisé (au mieux au moyen de l’abaque) Ce nest paradoxal qu’en apparence . Souvent c’est « en attente » d’un moyen nouveau plus aisé que le désir en est le plus fort, il se manifeste autrement, « à côté » du manque …
Arbre d’affinités - Droit canon : Suma aurea - v.1315 - miniature en pleine page
Quels étaient aux temps gothiques les plus hauts exercices de mesures et de comptes ? Certainement l’architecture des Cathédrales. Comment Bréviaires ou Evangéliaires ouverts sur le lutrin au chœur de la cathédrale pouvaient-ils s’assortir aux proportions de l’immense nef autrement que par « le Nombre » régissant les fonds meublés de leurs enluminures encadrés de détails architecturaux ? Ainsi se portant à la dimension du ciel, en élévation, avec tout l’élancement de la cathédrale et de tout l’art gothique .
Ces fonds meublés « numérisés » deviennent rares et bientôt disparaissent des miniatures dès les débuts du XVe siècle, l’élan vers le ciel se trouvait dépassé par un regard plus terrestre de la réalité, y compris les personnes. Le nombre, dans une vision davantage soucieuse de ressembler à ce qu’on voit, se trouvait dès lors reporté et retenu dans la figuration des tissus somptueux dont étaient revêtus les grands personnages. Dans la peinture, déjà gagnante, la figuration remarquablement soignée de leurs motifs souvent en champs multiples rejoignait d’ailleurs la reproduction dans un décompte extrêmement précis, de toutes herbes, de toutes fleurs, même les plus menues, de toutes feuilles dans les buissons dans l’environnement des personnages sacrés, pour se retrouver comme principale ornementation dans les enluminures dans les larges bordures de leurs encadrements tandis que les fonds meublés y comptent alors beaucoup moins .
Quelle attente avait cessé, quelle ferveur, quel désir s’affaiblissaient-ils ? Moins peut-être celui du ciel, que le désir des merveilles d’ici-bas, de de l’Orient en particulier, qui avaient pu susciter déjà deux siècles plus tôt la convoitise des Croisés . Surtout ces merveilles (hors de portée désormais sauf pour les cités maritimes et marchandes d’Italie) étaient - elles avantageusement remplacées au XV e siècle par les tissages de Florence, Lucques ou Venise, l’Italie était capable de produire elle-même (c’était vrai dès le XIIIe siècle) et d’exporter vers le Nord, royaume de France et Flandres, pays des enluminures et des tapisseries, d’aussi précieux tissus à motifs, soieries et velours, objets de tous les désirs des princes . Quelle incapacité s’exprimait là enceinte d’un autre désir ? Certainement le rêve n’était plus le même, plus humaniste désormais.
Contre une Loi admettant le mariage homosexuel et l’adoption des enfants par des couples homosexuels
Voici en résumé pourquoi je suis contre
…contre l’adoption d’une loi admettant le mariage homosexuel et l’adoption des enfants par des couples homosexuels ; contre la suppression des termes de « père » et « mère » pour l’état civil : à la place seulement des « parents » et « mariage pour tous » et non plus mariage entre un homme et une femme!
A chacun son point de vue mais A chacun de bien réfléchir
Mariage, ce n’est pas le fond du problème. Il s’agit de bien plus que de l’élargissement d’un principe républicain, l’égalité invoquée ici sonne faux. Il s’agit d’un problème de civilisation.
On est bien au-delà d’un problème politique de l’heure même posé comme une urgence.
On est bien loin et bien au-delà des problèmes du présent immédiat des homosexuels qu’il ne s’agit pas du tout de condamner mais qu’il ne s’agit pas non plus de promouvoir.
On est bien loin et bien au-delà des implications « sociétales » tout à fait à court terme avec quoi on pense avoir envisagé tout l’enjeu. Il s’agit d’un problème de civilisation, qui implique biologie, anthropologie, évolution bien au-delà du jeu politique : même les principes républicains (Liberté, égalité…) sont à peine dans le champ.
Le plus grave est l’irresponsabilité politique et culturelle qui s’apprête à faire voter une loi qui met en cause sans s’en rendre compte, sans appeler suffisamment à la réflexion, l’espèce humaine, dans sa nature même, telle qu’elle s’est constituée tout au long de son évolution et qui mérite bien plus de respect, en particulier la procréation sexuée dans le couple d’où procède pour une grande part l’immense diversité des individus ; une loi qui met en cause avec le socle fondamental des civilisations les mœurs, les structures physiques et morales des mentalités, les objectifs des sciences, le respect des objectifs et des besoins de la masse des individus dans leur vie en société….
Quelle civilisation a trouvé nécessaire de légiférer pour l’homosexualité ? Pas même celles qui étaient les plus tolérantes à ce sujet, la civilisation grecque en particulier ? Pourquoi, dans ces pays riches dont nous sommes, des lois sur l’homosexualité? Il ne suffit pas d’avoir des exemples d’autres pays riches. Les menaces qui pèsent sur l’avenir humain n’ont rien qui puisse être conjuré dans cette focalisation démesurée sur le sujet par une loi. On croit qu’on peut se permettre ce luxe, cette gratuité .
Autres choses sont tous les aménagements nécessaires pour la plus large tolérance avec peut-être des règles codifiées mais sans loi ni institutionnalisation autour d’une minorité.
Quand on sait que pour 50 % d l’humanité, pour les femmes, tout est loin d’être inscrit dans la loi!
On a vraiment beaucoup mieux à faire que de se focaliser sur une loi pour les homosexuels. Ce qui passe bien avant? S’efforcer de régler les problèmes du chômage, du pouvoir d’achat, du logement …. les problèmes sociaux les plus graves, y compris lutter contre l’aggravation des inégalités …
Comment, au lieu de ça, on substitue au social le « sociétal » !
Comment derrière ces campagnes pour “les genres“ plutôt que la différence entre les deux sexes , on est en fait dans l’accompagnement de la guerre des sexes, on veut esquiver pour soi- même la difficulté certainement bien réelle de la vie en couple hétérosexuel qui est pourtant anthropologiquement dans les conditions les plus générales la meilleure garantie dans la durée pour l’enfant , la seule assurance que lui soit donnée les exemples mixtes qui lui sont nécessaires pour sa vie à venir .
Question de civilisation : L‘un des objectifs principaux pour que la civilisation soit capable de faire face aux menaces les plus graves qui pèsent sur le devenir de l’espèce humaine, est de favoriser une relation d’équilibre véritable entre Femme et Homme. Une nouvelle cohérence d’ensemble passe certainement par là et absolument pas par la guerre des sexes à laquelle on assiste souvent . C’est le vrai problème civilisationnel d’égalité de fond ; lequel équilibre, que l’humanité n’a jamais connu , alors que la dominance masculine persiste, devrait , doit être au centre de la morale ; pour qu’en même temps s’ouvre toutes les perspectives d’une reconnaissance de l’intégration organique de ce qui est corps et de ce qui est esprit, sans garder éternellement l’opposition entre les deux, derrière quoi on retrouve toujours, dans presque toutes les civilisations, y compris la nôtre, l’asservissement des femmes .
Qu’on y réfléchisse, on est là bien loin de l’acte irresponsable en quoi consisterait l’adoption d ‘une loi légalisant l’homoparentalité et l’adoption par des couples homosexuels ! « L’enfant de civilisation» n’en serait sûrement pas le centre !
IMAC - PMA - L’IMmAculée Conception a été dans la religion monothéiste chrétienne le mystère de l’Incarnation, la Vierge enceinte sans père biologique, sans accouplement sexuel mais par le fait de Dieu (Annonciation…) ; - A vrai dire une combinaison bien bizarre esquivant complètement le problème de la relation Homme/Femme. Il fallait là Dieu-Le Verbe, côté Esprit et la femme, côté Corps : à titre tout à fait exceptionnel esprit et corps se sont trouvés réunis dans le Fils, le Christ, le Verbe qui s’est fait Chair.
Dans le couple homosexuel qui recourt à la PMA (Procréation Médicalement Assistée) le problème de la relation Homme/Femme est délibérément évacué et à la place de Dieu, intervient un donneur anonyme ! Ce n’est pas vraiment mieux ! C’est une combinaison encore bien plus bizarre pour aboutir à l’Incarnation, à l’enfant , par rapport à la nature et complètement « sans religion » vis-à-vis de l’enfant ! A la place la piètre religion de l’exclusion aussi complète que possible d’un sexe par l’autre. Avec ça une fausse apparence de concours à égalité entre les deux sexes, avec l’argument de la « différence » d’orientation sexuelle librement choisie, « différence » qui en réalité ne fait que ramener « le même vers le même », c’est la définition même de l’ homosexualité dans l’acte d’incarnation. Au total aucun progrès vers l’intégration Corps/ Esprit, vers la fin d’un dualisme qui encombre toujours les chemins de la connaissance.
Patrice Hugues
- Modification radicale du rapport entre concret et abstrait dans un monde désormais immergé dans la technologie, on peut même dire submergé par la technologie. L’essentiel est aujourd’hui sous dominance technologique. Les dominances spirituelles et purement intellectuelles de « la Culture » perdent de leur pouvoir. (A la place, le numérique, l’électronique, l’ambiguïté d’échelle …).
On a le plus souvent sous les yeux avec les objets technologiques, une composition indissociable de concret et d’abstrait que l’on peut assimiler à la technologie elle-même.
L’univers technologique procède pour une large part d’approches abstraites, de calculs, de raisonnements mathématiques mais aussi d’expérimentations et d’applications concrètes, il n’existe que par les produits et objets tout à fait concrets qu’il met en service .
On est ici très près du tissu : le tissu s’offre au toucher concret et en même temps la structure tissée rigoureusement comptée, numérisée, relève d’une opération mentale abstraite; … c’est du même genre.
Le nouveau rapport qui s’établit entre « concret et abstrait » s’accorde avec les modalités Multiprises qu’implique le monde technologique. Ce monde technologique est un magma au contexte « multiprise » à la fois uniformisant et différencié dont nos facultés habituelles d’abstraction ne parviennent pas à se dégager ni à dégager des concepts philosophiques. Dans ce monde ces facultés d’abstraction sont inaptes, s’abolissent, se perdent… et les mots s’usent. Il n’en reste que les bases scientifiques et les mots techniques. Ce monde n’est ni seulement abstrait ni seulement concret. Entre les deux , en informatique est venu se placer « le Virtuel » mais parler « d’immatériel » déforme la réalité ; c’est ne pas avoir en tête que la domestication des électrons qui permet beaucoup de ces technologies relève de la pure Physique de la Matière ; c’est seulement qu’il s’agit là de réalités matérielles hors de la portée de nos sens, imperceptibles en direct .
Cette modification profonde du rapport entre abstrait et concret du fait de la dominance des technologies qui s‘établit à présent se retrouve avec évidence dans l’inaptitude des mots retenus en informatique pour désigner les moyens et signifier les fonctionnements : ils ne sont ni vraiment abstraits ni vraiment concrets mais mi abstraits mi concrets . Témoins les exemples suivants : Navigateur, portail, fournisseur d’accès, serveur, moteur de recherche …identifiant de connexion … mode intuitif … Dans leur emploi, ces mots traduits de l’anglais, on l’a vu, n’ont plus de rapport d’intelligibilité avec leur étymologie gréco latine. Cette modification du rapport entre abstrait et concret c’est aussi l’un des fondements du pragmatisme anglo-saxon. ( Il n’est pas dit que toute la planète endosse sans résistance ces modalités verbales, souvent ambigües et imprécises, générées par le monde des technologies)
Le contexte de l’activité mentale est maintenant tellement technologique (et Multiprise) qu’il est impossible aux concepts de s’en détacher pour pouvoir généraliser selon nos habituels processus d’abstraction . Témoins la confusion actuelle entre concept abstrait ou philosophique et concept ” design”, et le glissement de l’un à l’autre , sans qu’on y prenne garde . Le Multiprise n’est pas par soi-même une faculté de généralisation et d’abstraction.
On n’ imagine même pas le temps qu’il faudra à l’esprit, à la pensée, pour établir sa maîtrise sur cet univers technologique. S’il devait un jour en être capable, c’est que ce monde qui n’est ni abstrait ni seulement concret serait perçu comme un organisme (dont toutes les fonctions, tous les organes sont en interaction permanente). Le Multiprise ouvre des voies dans ce sens. (1)*
*(1)- l’Art conceptuel est à la charnière entre concret et abstrait dans leur nouveaux rapports sous dominance technologique.Il est bien entre concept philosophique (idée) et concept design( réalisation) mais cette position est périlleuse et forcément instable .
La pensée verbale n’a pas cette dimension, elle-même s’use à chercher vainement à l’acquérir, à prendre cette dimension, sans trouver d’équivalents. Le Multiprise la met peut- être sur la voie. Mais sans doute plus pour un étalage, une reconnaissance, un recensement, une tabulation …technologique. Une conscience avec ça ?
Quelle forme de conscience ? Que devient la conscience ? Une conscience dispersée, une somme de connaissances technologiques très propices aux emplois et glissements publicitaires de la communication avec quoi tout peut déboucher sur le vide et même choir dans le vide
Sans possibilité aucune d’une véritable cohérence de la conscience, interviennent alors des figures de substitution. Celles-ci sont toujours un appel et signalent en général un manque.
(Sur ce thème se trouvent ici regroupés deux extraits du Cahier I -4 publié en 2000. - (I) D’abord il s’agit d’une charge contre les nuisances actuelles de la pensée métaphysique : à partir des plis du tissu et des fils du tissu, une gageure ! - (II) Dans le second extrait deux enjeux majeurs de civilisation viennent prendre le relais -Tissu et Miroir - entre l’Orient et l’Occident, l’un misé bien davantage par l’Occident, le Miroir, l’autre, le Tissu, bien davantage prisé et misé par la Chine et tout l’Orient.
I - LES PLIS ET LES FILS DU TISSU
- QUAND LA PHILOSOPHIE S’OCCUPE DU PLI
A simplement considérer de près les fils du tissu dans les plis qu’il forme, à les prendre enfin en compte, ces fils innombrables - dans leurs croisures et courbures d’où naissent précisément les plis du tissu -, on a toute chance d’éprouver que la traîne métaphysique de la philosophie est en train de s’effilocher .
Le croirait-on : l’effet peut être radical et, à proprement parler, renversant . C’est qu’aussitôt changent de sens certains signes de base intervenant dans notre vie et dans la pensée ; c’est que certaines options de civilisation de l’Occident se trouvent alors mises en bascule .
Aussi souvent qu’il le faut, G.Deleuze, quand il suit Leibniz à propos du Pli, dans ses approches du”lieu de l’âme”, le suit au plus prés par les voies de l’abstraction que le philosophe emprunte couramment, en particulier au plus prés de la voie des mathématiques,- bien au delà de la tunique et de ses plis concrets de tissus .
Le Pli :
I) Une infinité de courbes, à variations homéomorphes, qui se touchent.
II) Dans les courbes du pli :
A - Point d’inflexion If , et d’autre part points physiques et points mathématiques ou de position a1, a2 ...a1, a2….; les uns et les autres situables, calculables (accessibles par le calcul infinitésimal).
B - Passage de la courbure variable au foyer de courbure, de l’inflexion à l’inclusion ; calcul porté à la limite : déjà l’inflexion n’admet de tangente en aucun de ses points .
C - Point métaphysique - point d’inclusion IM : dont le calcul ne saurait rendre raison (1), point illocalisable, sans situation définissable mathématiquement ; sans mesure exactement possible . “Sous clôture”, dans la concavité du pli . Lieu de l’âme (2).
_________________
(1) - Du moins les moyens de calcul de l’époque, même les plus avancés .(2) - G. Deleuze, Le Pli, Leibniz et le baroque, ch. 2 - p.24,37, ch.3 - p.38,54 et ch.4 - p. 69 : ”L’inclusion du monde dans la monade est bien unilatérale mais illocalisable . Elle n’est pas localisable “à la limite” puisque la limite est hors de la monade” .
Ce suivi au plus près laisse une impression étrange :
- Comme si Leibniz eût été incapable, à partir du moment où il s’occupe du Pli (”comme dans la tunique”), de trouver un autre chemin que la voie du calcul porté à ses limites, pour achever de reconnaître là, dans Pli et Entrepli, le lien métaphysique entre corps et âme.
- Comme si Leibniz eût été empêché de voir, de remarquer dans le tissu de la tunique les fils qui le constituent : courbes innombrables des fils à variations homéomorphes(en deux catégories : 1 - ceux de la chaîne, 2 - ceux de la trame) qui se touchent …
- Comme si Leibniz, retenu par sa vision métaphysique et sa foi en Dieu, eût été incapable de trouver aussi son chemin par les voies de la sensibilité, en s’aidant de la réalité physique concrète de l’objet fait de tissu qu’est la tunique formant ses plis; y compris en reconnaissant les fils constituant la structure de ce tissu .
Le fait est qu’il en fut ainsi.
A l’époque de Leibniz, les choses pouvaient-elles se passer autrement? Aspiration à la transcendance s’accompagnant d’ un “décollage mathématique” obligé .
D’autant plus qu’en Occident il y avait eu sûrement le fait et aussi probablement le sentiment d’un grand retard sous le rapport des nombres et du calcul, jusqu’aux XVIé-XVIIé siècles, à comparer avec ce qui était venu de l’Inde et du monde arabe antérieurement, tout cela au delà de la géométrie et de l’héritage de la Grèce .
L’exemple concret des plis de tissu de la tunique et ceux des drapés : Leibniz admet implicitement ces suggestions à partir de la réalité des choses, des objets comme points de départ de la pensée .
Mais vite il outrepasse et quitte ces modèles trop immédiats .
Le Caravage - La mort de la Vierge (vers 1606)
Quand j’écris : “Leibniz incapable de … empêché de … voir les fils du tissu …”, ce sont là bien évidemment, de ma part, des anachronismes qui seraient choquants s’ils n’étaient pas une façon d’être en garde, au présent. Car on peut trembler sur base devant le fait que la plupart aujourd’hui)semblent encore procéder de même : c’est à dire par des voies uniquement intellectuelles et conceptuelles vers des objectifs qui ne peuvent se séparer de la métaphysique .
Ouverture du passage . Leibniz lui-même s’y est engagé, sans doute, on peut le supposer, en raison de ses exigences “par défaut” à propos du Pli, pour surmonter l’incapacité paradoxale où il se trouvait d’en rendre compte complètement : Il s’est engagé vers le calcul différentiel et le calcul intégral. Sans toutefois être mené par ces nouveaux moyens d’analyse, à la remise en cause de sa vision métaphysique du Pli (1).
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(1)Voir en effet les possibilités nouvelles d’analyse qu’apportaient déjà, à côté du calcul infinitésimal, le calcul différentiel et le calcul intégral initiés par Leibniz lui-même, en même temps que par Newton; en plus des premier pas de l’arithmétique binaire également engagés par Leibniz .
Aujourd’hui d’autres outils mathématiques surviennent notamment autour des technologies numériques …. Dans tout cela, avec les données du présent, il ne s’agit jamais que de la question du changement de sens des signes et des fonctionnements de base. Aucune raison de céder au vertige devant le mouvement de bascule qui se met en branle à présent. Déstabilisation certes, mais pour de nouveaux équilibres. Il s’agit fondamentalement de “l’unité de l’être”- corps et âme ne faisant qu’un, jamais dissociés -, ce qui peut désormais s’entendre sans aucune métaphysique, beaucoup plus directement à partir de la vie et des connaissances nouvelles qu’on en a.
C’est probablement entre les deux, entre désir et pensée, que se trouve le passage : seulement pour vivre, sans s’attarder ni au péché originel (tel qu’il est défini par l’Eglise) ni à la question désormais inutile de savoir si Dieu est mort .
(Retenir que Leibniz pour son compte n’était pas seulement un philosophe des essences et du décollage métaphysico/mathématique : cf. son intérêt pour la “Théologie naturelle des Chinois” et sa réputation de “mauvais croyant” à la fin de sa vie).
Aujourd’hui le tissu se retrouve une nouvelle fois au cœur des options de civilisation dans la zone où s’opèrent les bascules des cohérences d’ensemble . **Au moment où numérisation et topologie permettent désormais d’analyser complètement plis et tissus dans toutes les zones de leurs courbures : de fait capables d’analyser des surfaces courbes en constante évolution, en rapport avec la structure tissée, naturellement numérisée en binaire à partir de ses innombrables entrecroisements de fils. Capables, si la jonction parvient à s’établir avec la physique et la chimie des textiles, d’éclaircir dans le tissu son ambiguïté fondamentale,“ce mystère en lui caché”; de “démystifier” dans le pli les suggestions tendant à la transcendance et au surnaturel qu’il exprimait en peinture . Pour aller vers autre chose : vers l’Entre-deux . En reconnaissant pour ce qu’elles sont toutes les ambivalences que donne à percevoir le tissu .
A condition de comprendre d’abord et directement dans la structure tissée les fils innombrables qui s’entrecroisent et constituent précisément le tissu ; sans jamais ignorer que les plis qui se forment en lui viennent d’eux . A condition de comprendre que cette structure tissée tient toute sa souplesse de ces croisures de fils rigoureusement comptées et ordonnées qui génèrent justement ces plis imprévisibles du tissu . Selon un mode parfaitement ambivalent, parfaitement spécifique .
Assurément aujourd’hui la relation du tissu avec la matière du vivant, celle de nos tissus biologiques, est bien plus significative qu’à l’époque de Leibniz . Même s’il ne s’agit que d’une correspondance . L’approche et l’analyse des plis du tissu peuvent s’ancrer dans cette correspondance et aider ainsi la reconnaissance de l’intégration du corps et de l’âme dans le vivant .
A quelle limite s’arrêtait Leibniz ? je cite ici G. Deleuze : “Certes la matière organique esquisse déjà [pour Leibniz] une intériorisation mais relative, toujours en cours et inachevée… Si bien qu’un pli passe par le vivant mais pour répartir l’intériorité absolue de la monade comme principe métaphysique de vie, et l’extériorité infinie de la matière comme loi physique des phénomènes …”(1).
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(1) - V. G.Deleuze, Le Pli - chap.3, p.39-40.
II - LEIBNIZ ET LEEUWENHOECK
FIL ET OPTIQUE, TISSU ET MIROIR
Il s’agit d’un moment précis . A saisir dans toute sa signification .
Leibniz (1646-1716) - Leeuwenhoeck (1632-1723) : ils sont exactement contemporains . Leibniz suivait et appuyait les recherches et découvertes en biologie de Leeuwenhoeck, le premier grand “microscopiste” .
D’un côté le philosophe-mathématicien va vers le Pli et l’Entrepli, quand il approche le lieu de l’âme et son reliement au corps . Mais à aucun moment il ne prend en considération les fils qui s’entrecroisent dans le tissu dont il admet pourtant que s’y forment mille plis qu’il met en correspondance avec les mille plis de l’âme.
De l’autre côté, à partir des loupes (les compte-fils) qui servent à compter les fils des tissus des vêtements (par exemple “ceux des tuniques”) Leeuwenhoeck met au point les premiers excellents microscopes: lesquels vont lui permettre de découvrir la formes des globules du sang, les caractères particuliers des spermatozoïdes humains, les premières bactéries (à partir de débris pris entre les dents) en parvenant à un grossissement de 250 fois . Quelques bases essentielles de la biologie future . Le premier beaupère de Leeuwenhoeck fut marchand de tissus et de vêtements . Le compte-fils était donc chez lui couramment utilisé. Le point de départ est là, pour Leeuwenhoeck . Mais il va “s’éloigner des fils et du tissu”, lui qui en était pourtant si près, si près même de tissus biologiques; et s’occuper bien davantage du polissage des lentilles de verre.
Et c’est le même temps qui voit Spinoza (1632-1677) polir lui aussi des lentilles de verre pour les instruments d’optique .
Tel était le sens du mouvement à ce moment précis, sans qu’il y ait à se demander si à l’époque il aurait pu en être autrement. .
Comment s’expliquer autrement que ni l’un ni l’autre n’aient pris en considération, ni pris en compte les fils du tissu qu’ils avaient pourtant sous les yeux, sous la main ? C’eût été pour l’époque “passer de façon trop abrupte de l’abstrait et du spirituel à la matière; il leur était tout à fait impossible de passer du Pli métaphysique à la matière physique du tissu” .
Comment ne pas noter ici un moment suraigu de formation des options de civilisation les plus caractéristiques de l’Occident d’après cet indice double: -a) - par inhibition vis à vis du tissu et de sa structure concrète faites de fils entrecroisés, qui lui donne sa souplesse et lui permet de produire ses plis ; tissu rabaissé au peu du corps et du toucher, fils inaperçus ; - b) - et en sens contraire, attirance prononcée pour le verre et l’optique, comme parallèlement vers le miroir ?- L’Occident a constamment privilégié le miroir (”la réflexion”), bien plus prisé que le tissu; - pour l’Orient extrême et la Chine, ça été l’inverse: tissu toujours prisé bien plus que le miroir.
Renversement
On peut parler pour les XVIe et XVIIe siècles d’un renversement métaphysique dans l’approche de Dieu par les philosophes, par rapport aux approches théologiques qui avaient eu cours exclusif jusque là . Approche nouvelle des philosophes bien plus par des voies intellectuelles et notamment par des abstraits mathématiques totalement “incorporels” . C’était celle de Descartes, Leibniz en leur temps . Mais à présent les démarches métaphysiques, celles de bien des penseurs encore aujourd’hui, qui ne savent approcher que l’ordre des essences, planant désormais par trop au dessus du vide, ne peuvent plus guère correspondre aux nouveautés de la réalité actuelle ni à venir, aux nouvelles matérialités ; ni s’engager avec elles.
Leibniz et Leeuwenhoeck avaient sous la main, sous les yeux, les fils du tissu et leur compte possible . Or l’un et l’autre se sont éloignés de ces fils .
Aujourd’hui “l’indéfinissable” valeur du tissu et du pli peut être approchée autrement : sans métaphysique ni transcendance et à l’énorme différence près qu’il n’y a plus du tout le même indiscernable .
Il faut bien penser qu’à l’époque de l’essor des neurosciences et de la biologie moléculaire, les explorations qui refuseraient de considérer ces nouveautés sont automatiquement orientées vers l’impasse et créent seulement des leurres .
Parce que la biologie est venue en renfort du côté de la perception peau-corps-tissus-réseaux …et parce que les tissus que l’homme cherche à produire maintenant se rapprochent structurellement de certains modèles venant de la biologie, ce qui est tout à fait nouveau .
Remarques complémentaires
Retard pris par le microscope sur le télescope, bien au delà des 70 à 100 ans qui séparent le télescope de Galilée (1609) des premiers excellents microscopes, ceux de Leeuwenhoeck mis au point peu avant 1700 . Le télescope et ses explorations du ciel ont fait marcher plus vite nos représentations du côté du regard vers les étoiles et de l’astrophysique, en gardant une large avance qui a encore aujourd’hui son effet. Les progrès de la biologie à partir du microscope se sont faits attendre beaucoup plus longtemps avant d’intervenir dans nos représentations . Tout simplement parce qu’il ne suffisait pas de deux instruments servant, l’un comme l’autre, une perception de la réalité directement par nos sens; il y avait l’habitude régnante de voir prioritairement le ciel plutôt que de prendre en considération l’infiniment petit et les composants microscopiques de l’être vivant.
Dans l’incalculable et l’imprévisible des plis du tissu, figurés en peinture ou dans la sculpture baroque, Leibniz, si sensible à ces plis, reconnaissait y compris par les mathématiques la figure d’une présence divine et celle de l’âme . Mais cela ne valait pas prise en considération de l’intime relation que le tissu établit pourtant si spécifiquement entre ce qu’il y a de plus charnel, de plus corporel, dans son usage au contact immédiat de la peau, et ce qui le rattache à nos activités mentales (compte des fils, ordre rigoureux, logique sagace de leurs croisures dans la structure tissée) . Ce temps-là n’en décidait pas ainsi et son legs sévit encore aujourd’hui .
Leibniz s’approchant, par le moyen de concepts mathématiques, de l’infinitésimal, n’avait évidemment pas en vue pour autant - en tout cas pas dans les termes de la science biologique d’aujourd’hui - la reconnaissance des étagements du vivant, ni les problèmes d’échelle et d’ambiguïté d’échelle qui en caractérisent l’exploration .. Alors que les premiers microscopes (ceux de Leeweenoeck) ouvraient cependant juste au même moment la voie aux premières possibilités de recherches biologiques. Et si le pli lui importait, il n’usa pas vraiment de l’offre d’accès que lui proposaient le tissu, la structure tissée avec ses échelles multiples simultanées.
S’occuper davantage du tissu aujourd’hui, cela peut se comprendre très bien comme venant dans le même temps que les progrès exceptionnels de la biologie depuis quelques décennies. A l’inverse tant qu’il n’a pas été question en biologie de progrès à un rythme aussi rapide, mais bien plus d’observations astronomiques ou physiques, il a peu été question du tissu en Occident, mais beaucoup plus question du miroir.
L’opposition tissu/miroir devient maintenant bien plus intéressante à remarquer depuis que cette extension de la connaissance du vivant ouvre jeu égal pour les deux parties, physique de la matière et biologie . Désormais l’intérêt peut passer au tissu à l’égal de celui qui a été porté au miroir depuis quatre siècles .
Il est très remarquable que ce rééquilibrage des rôles entre tissu et miroir, intervienne en même temps qu’une meilleure approche entre Occident et Orient, Chine notamment . En même temps que s’opère bon gré mal gré la recherche de composition entre leurs différences, s’opère très probablement ce rééquilibrage entre l’option-miroir qui a prévalu en Occident depuis la Renaissance, et l’option-tissu qui a prévalu des siècles durant du côté de l’Orient extrême et de la Chine …
Il ne s’agit absolument pas ici d’un article de critique d’art sur Murakami, ni d’aucune appréciation tendant à situer son œuvre dans la hiérarchie des «valeurs esthétiques » convenues . Ma grille de lecture est celle que jepratique couramment, celle du Langage du Tissu, qui a l’avantage de s’appliquer de manière particulièrement opéranteà l’œuvre de l’artiste japonais Murakami, certainement parce qu’il est japonais justement . On entendra sûrement assez viteque la civilisation du Japon, comme celle de la Chine, a toujours fait une très grande place au tissuet à ses motifs . Il s’agit de signaler et de citer dans cette œuvre de Murakami ce qu’il y a de remarquable en rapport avec le Langage du tissu . Même s’il n’est jamais vraiment question de tissu, ce qu’elle exprime est souvent très proche du tissu
(Je garde quant au reste vis à vis de l’œuvre de Murakami toute liberté d’appréciation, sans aucune adhésion systématique).
1 ére remarque proposée
Il y a abondance de fleurs, ces fleurs qui se répètent à satiété, toutes sur le même modèle, un genre de grandes marguerites, que l’ on peut prendre pour des motifs, quasi répétitifs,très serrées les unes contre les autres, ces fleursne laissent pas de place entre ellespour un quelconque intervalle . La plupart du temps, et pas seulement sur la surface plane de la toile, même sur des volumes sphériques (1), le parti adopté et affirmé avec insistance est de ne laisser aucun intervalle entre les fleurs, quitte à ce qu’elles se chevauchent bien souvent les unes les autres, les plus petites venant déborder sur les autres aussi bien que les plus grandes. Il y a foison de fleurs. Images 5 et 3
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(1) Sauf cas de telle œuvre en volume sphérique en vitrail lumineux , les fleursréalisées sur des compartiments structuraux - métalliques ou en plastique et fibres de verre -de formes courbesqui les séparent et par conséquententre chaque compartiment qui ne forme pas un simple quadrillage, il y a nécessairement des intervalles quoique très réduits.Image 6
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Dans les tissus,qu’ils soientd’occidentou bien de Chine et du Japon, si les motifs du décor sont tissés, il y a toujours place comme une nécessité structurelle pour un intervalle entre chacun d’euxet ses voisinset ces intervalles forment même ce que l’on désigne paresseusement comme étant « le fond » par opposition au motifs . C’est vrai même pour la majorité des décors du tissu à motifs imprimés ( mais beaucoup moins vrai pour les décors brodés).Chez Murakamila plupart du temps il n’y a en somme pas de fond, la surface est entièrement couverte par les motifs . Le travail graphique lui en laisse la possibilité . Il ne s’agit évidemment jamais de tissage .
2éme remarque
Donc Murakami, ses fleurs sont innombrables. On a, on vient de le voir, une couverture très dense de la surface . Les gens qui sont très sensibles au tissu vont très facilement au nombre, ils savent que le tissu est fait de compte, compte de ses fils et de leurs croisures innombrables . Quelque chose de cetordre se trouveexprimé dansl’œuvre de Murakami, avec seulement entre tous ces motifs de fleurs, des différences partielles, elles sontplus grandes ou plus petites, et coloriées de façon chacune particulière par rapport aux voisines…Le nombre est toujours là ! A la limite du vertigineux, les différences de taille (mais à la même échelle) y sont pour beaucoup . C’est ce qui fait, joint à d’autres facteurs dont ce qui va suivre, une partie de l’expression préoccupante, voire dramatiqueet cruelle des œuvres de Murakami . Tout cela est bien entendu à voir en rapport avec l’importance prise par le numérique .
3éme remarque
Ces fleurs innombrables que ne sépare aucun intervalle, portent toutes les signesd’expression d’un visage, deux yeux, une bouche, plus l’équivalent d’oreilles au niveau des pétales, elles sont là en somme comme des« fleurs visages » ou « des visages fleurs », une irruption chimérique de quelque chose d’humain dans de simples motifs de fleurs. Cette irruption chimérique qui semble venue machinalement comme viennent les motifs répétitifs, vaut d’une certaine manière les formes chimériques que génère très habituellement dans notre vision des décors à motifs de tissus ou des papiers peints, le jeuentre motifs et intervalles qui bien souvent nous fascine . Vision d’occidental ?
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Maisme dira-t-on : pourquoi s’entêter à rapprocher ce qu’expriment les œuvres deces quelques particularités qui sont peut-être significatives dans le langage du tissu ,Murakamisemblene s’en être guère soucié ? Voire …
4éme remarque et ce n’est pas la moindre – Elle signale encore une fois une correspondance très forte avec le langage du tissu . Dès que l’on considère le tissu avec attention, on perçoit toujours plusieurs échelles simultanément, une pour chaque niveau d’organisation de sa structure – échelle des motifs grands ou petits,échelle des fils et de leurs croisures, échelle des fibres composant ces fils …et si l’on dispose d’un microscope, jusqu’à l’échelle des polymères au niveau moléculaires … La nature du tissu implique cetteambiguïté d’échelle. Dans bien des œuvres de Murakami il est évident qu’il y a aussi ambiguïté d’échelle et Murakami en joue de façon extrêmement déterminée. Parmi les fleurs qui toutes portentdes signes /visage et sont là en somme, on l’a vu,comme des visagesfleurs, il y a souvent irruption de visagesbeaucoup plus grands, presque géants, autrement dit d’une autre échelle ;le plus typique est celui de Murakami lui-même que l’on reconnaît à son petit bouc et à la queue de cheveux qui lui vient de derrière la tête . C’est très remarquable, d’un effet très fort, qui s’impose. Un cerne entoureet sépare ce monde du visage de Murakami de celui des fleurs visages qui sont d’une autre échelle, nettement plus petite, même les plus grandes d’entre elles. Les fleurs visages ne sont pas simplement commedes détails à même échelle appartenant au même ensemble que le visage de Murakami . Et cela peut être le cas même de ces fleurs qui prennent de l’ampleur et menacentde débordement dans une approche très ambiguë les autres grandes têtes insolites qui peuvent surgir, tête de lapin-enfant aux dents pointus, au sourire cruel, faites, croirait-on pour se perdre parmi toutesces fleurs visage, mais qui se tiennent tout de même absolument à part .
Une zone d’équivoque particulièrement troublante est au niveau des yeuxdes grands visages (eux, presque envahissants alors?), parfois 3 et non pas 2 yeux, et ne regardant pas dans le même axe, louchant presque . Pour moi l’équivoque m’impressionne surtout lorsqu’il s’agit du visage de Murakami dans le jeu entre ses verres de binocle parfaitement circulaires et grands et une boule assez petite parfaitement sphérique qui semble être le globe oculaire de ses yeuxen mouvement sur orbite, mais l’un d’eux pouvant lui-même être exorbité. Tout cela semble en circulation giratoire mais contenu dans les verres du binocle ou dans le contour duvisage, sans pouvoir s’en échapper. Une histoire de lentille, de loupe, de bille de verre vaguement miroitante, sans cependant aucune proposition de véritable reflet ni d’image réfléchie. Une envie d’optique à l’occidentale mais avortée ou plutôt victorieusement traduite en japonais?Images 1,2,4
L’ambiguïté est portée là jusqu’à la limite mais par le changement d’échelle la séparation des visages d’avec l’assaut de fleurs reste absolument nette .
Le Japon a toujours su et aimé pratiquer le pouvoir des changements d’échelles,de l’ ambiguïté d’échelles, pour faire ressentir l’immensité dans l’univers en réduction des jardins zen ( ex.le Ryoan-ji à Kyoto)…C’est une de ses plus fortes traditions. Témoins aussi les « Bonzaï » ces arbres en réduction.
5éme remarque
Il ne me semble pas qu’il yait dans les panneaux à 2 dimensions, ou même dans les volumes quand ils sont parfaitement sphériques, la moindre surfaceréfléchissante à véritable valeur de miroir . Il y a bien « leBouddha » couvert de feuilles d’or, qui brille de mille éclats à l’extérieur du palais de Versailles, ou, celui enargent, qui peut être placé dans la Galerie des glaces à l’intérieur du palais . Mais même si c’est poli et brillant cela peut faire penser à des replis du type origami plutôt qu’à des surfaces de miroirs capables de réfléchir des images aisément repérables et bien lisibles . – Non !Si on est dans la Galerie des glaces , on sait très bien que l’occident pratiquait les miroirs parfaitement réfléchissants déjà avant l’époque de Louis XIV, dès le début du XVI e siècle …on sait très bien que l’occidenta toujours beaucoup aimé la valeur spéculative et réflexive – « spéculum » -des miroirs . Le Japon, non ! A Versailles entre les glaces de la Galerie et les œuvres de Murakamiquisouvent brillent,il ya mise en vis-à-vis mais la passerelle entre les deux ne peutpas s’établireffectivement au niveau des miroirs .Images 8 et 9
Ici se retrouveentre le Japon et l’Occident l’opposition entredeux civilisations, dans leurs options et leurs soubassements profonds. Du côté de l’Occident beaucoup plus le miroir, du côté du Japon plus de respect pour le tissuet ses signes. Mais tout ça se mondialise. Les remarques proposées à partir de l’œuvre de Murakami signalent certaines des ouvertures et compositions possibles, déjà engagées, entre les deux .
Très souvent les enluminures des manuscrits des XIIIe et XIVe siècles, ornant des lettrines ou en pleine page, ont ces fonds que l’ont peut dire « meublés », des fonds entièrement couverts de motifs répétitifs en grand nombre, uniformément, fonds losangés, échiquetés, selon des réglages ou quadrillages divers superposés, toujours avec un effet optiquede remplissagelumineux assez vertigineux. On retrouve des fonds meublés dans la tapisserie de l’Apocalypse, au moins dans la moitié des 84 panneaux qui la composent .
Les enluminures qui ont ces « fonds meublés » sont exclusivement « les enluminures gothiques » – XIII e et XIV e siècles (1200 – 1400). La tapisserie de l’Apocalypse a été tissée entre 1373 et 1380
Sacramentaire à l’usagede Senlis – vers 1310 -Enluminure d’une Lettrine – Moïse et le serpent d’airain
Evocation rapide de quelques pistes XIII e – XIV e siècles
- Rôle des fonds en éventails répétés et réguliers dans les parties unies des mosaïques romaines ou byzantines (v. le chamelier – Expo. Byzance Istamboul Grd Palais )? Rien de certain .
- Influence des enluminures irlandaises et celtique VIe-XIe ? Faible. Ces enluminures irlandaises , inspirées par les bestiaires de l’Orient ( ou des Vikings) vont surtout vers les entrelacs et les enluminures gothiques sont peu inspirées par les entrelacs.
- Influence des tapisseries (et des enluminures) coptes ? Faible . Elles on marqué davantage les enluminures romanes . Pas encore de tapisseries à l’époque romane ( v. Bayeux, une broderie !).
- Peut-être la valeur souvent optique et lumineuse des”fonds meublés” est-elle redevable aux vitraux qui eux existaient déjà?
- Influence du pôle anglo–normand , des Plantagenets , du premier Angers, jusqu’au milieu du XIIIe ( Bible d’Avranches – manuscrits du Mt St Michel): apparition de l’héraldique et des blasons avec leurs fonds souvent losangés, échiquetés ? Peut-être quelque parenté avec les fonds meublés quand ils sont plus ou moins géométriques.
- Y a-t-il quelque chose à retenir du réglage de la page par le moine copiste du scriptorium, comme conditionnement au quadrillage régulier des fonds des lettrines schéma porteur pour les fonds meublés de celles-ci ? Rien de certain , d’ailleurs le plus souvent la taille des caractères gothiques et donc du réglage des interlignes ne correspond pas à celle des carreaux de ces quadrillages préparatoires probables. (Les enluminures carolingiennes de manuscrits en belle graphie caroline qui supposaient un réglage parfait de lignes, ne comportaient pas de « fonds meublés » ) .
- Si les enlumineurs se servaient de patrons et de modèles le réglage de la surface à enluminer permettait la reproduction et le placement, éventuellement avec réduction au format, de ces modèles aux carreaux ; placement qui était déjà par lui-même rapide géométrie, compte et nombre, c’est à noter. En somme une pratique qui pouvait conduire le copiste à meubler le fond de l’enluminure de modules répétitifs qui jouaient sur le nombre comme à l’infini .
-Retenir sûrement les influences orientales en ce temps « gothique » des principales Croisades mais sous quel rapport ?
- Influence nulle, on s’en doute, des calligraphies et des décors des mosaïques islamiques .
- Les fonds meublés seraient-ils dans la filiation des fonds d’or fascinants des icônes byzantines, qu’ils remplaçaient ? Discutable .
- On peut retenir le goût bientôt obsessionnel en Occident pour les étoffes précieuses et leurs motifs . Jusque là venus d’Orient .- y compris les soieries de Chine répandues dans tout le bassin méditerranéen par les invasions mongoles.
- ” Les fonds meublés” sont proches des tissus dans leur inspiration. - Les fonds meublés sont un jeu sur la surface de parchemin des enluminures très proche du jeu et des rythmes des motifs sur les tissus .
Valeurs expressives des « fonds meublés »
- Valeur tapissante qui justement indique là une étroite parenté entre enluminures et tapisseries . Nicolas Bataille, le licier qui a tissé les tapisseries de l’Apocalypse entre 1373 et 1380 et Hennequin de Bruges, le peintre cartonnier ( ?), étaient l’un et l’autre très près des miniatures, ils se sont inspirés des enluminures d’un manuscrit de l’Apocalypse prêté par Charles V à son frère Louis 1ér d’Anjou pour lui permettre de faire réaliser « son beau tapis ».
- Les fonds meublés seront mis en cause dès que la perspective commencera à vraiment entrer en jeu dans les miniatures (1), ainsi qu’ombres et lumières dès le XV e sous l’influence de l’Italie . C’est l’or et les couleurs qui font la lumière des enluminures gothiques.- Les fonds meublés passent aisément des enluminures des livres aux grandes tapisseries ; sans doute les petites dimensions des enluminures y gagnaient-elles quelque chose de compatible avec le mural et le monumental : du monumental en miniature .- Les fonds meublés établissent toujours répétitivement l’équivalent d’un réseau de motifs sans lacune, ils sont pleins, complets, et ils introduisent dans le format bien circonscrit de la lettrine ou de la page du manuscrit un sentiment de propagation illimitée presque jusqu’au vertige, ils assurent même dans le très réduit un approfondissement optique de l’espace.
- Tout cela parce qu’ils font parler le nombre derrière les personnages, en impliquant le plus souvent un encadrement qui les situe toujours plus ou moins dans un intérieur . A cet encadrement conviennent particulièrement des détails d’architecture gothique .
Tapisseries de l’Apocalypse d’Angers 1373 - 1380 – St Michel et ses anges terrassant le dragon
- Quand ces fonds meublés interviennent sur le grand format des tapisseries , la situation s’inverse, ils s’expriment comme un extérieur, mais lui aussi comme insondable sinon vertigineux . C’est particulièrement vrai pour le fond losangé du St Michel et pour tous les autres panneaux de l’Apocalypse qui comportent également des fonds meublés . Alors rien ne convient mieux pour l’Apôtre Jean qui rend compte de sa «Vision », que d’être extrait de cet « extérieur » et de nombreuses fois retenu dans « un intérieur » que lui ménage sa guérite d’observation d’architecture d’un gothique très pur.
- Dans les enluminures des manuscrits les motifs répétitifs innombrables des fonds meublés, qu’ils dépendent d’un seul ou de plusieurs champs de motifs différents, entrent en relais presque télescopiques avec les vêtements eux-mêmes couverts de motifs des grands personnages représentés, exemple le plus remarquable les fleurs de lys des manteaux des personnages royaux de France . Et l’espace, pourtant de dimensions très réduites dans les pages des manuscrits, s’en trouve encore démultiplié, libre de passer par ces fonds à motifs « numériques », des vêtements aux dais , aux tentures, eux-mêmes couverts de motifs ou à l’inverse par retour du regard . Vers la fin du XIVe siècle les enluminures gothiques évoluent nettement dans ce sens .
- Deux enluminures gothiques tardives - v. 1414, St Louis, Bréviaire à l’usage de Paris - et Chronique de Burgos.
(cliquer sur les images pour les agrandir)
- Une étonnante force de présence, une étonnante vivacité des gestes et des attitudes des personnages représentés qui apparaissent devant ces fonds meublés, c’est ce qui peut le plus nous retenir aujourd’hui . Cette remarquable animation optique tient tout entière à la frappante rupture d’échelles qui intervient dans la plupart des cas entre l’échelle des personnages, de leur visages, éventuellement couronne en tête, parfaitement différenciés dans leurs gestes et leurs attitudes , et l’échelle brusquement beaucoup plus petite le plus souvent des modules–motifs du fond meublé, lesquels s’épandent le plus souvent tout à fait uniformément en nappe innombrable (2). Cette rupture d’échelle exerce un véritable pouvoir de fascination qui capte toujours l’attention .(3) . Ces « fonds meublés » écartent tout détail hors sujet, ils disent tout en ne disant rien, ils créent toute l’ambiance à eux seuls, une ambiance intense sur mesure qui focalise l’attention sur les faits et gestes des personnages, au service de la plus grande ferveur.
Sacramentaire à l’usage de Senlis - vers 1310 - Le couronnement de la Vierge (détail)
Ces Fonds meublés, une énigme du nombre? - d’abord une ferveur .
Ils sont assurément l’indication d’un penchant très marqué, d’une habitude quasi naturelle de la sensibilité médiévale , gothique en l’occurrence, pour la lecture et l’expression du réel et des latitudes de l’imagination par le nombre, plurilatéral, même polyvalent , supposant toujours l’illimité . Le nombre est évidemment toujours proche de ce que nous appelons aujourd’hui le « numérique » . On remarquera que ces fonds meublés « numérisés » sont très rares dans les fresques ou les peintures sur panneaux d’Italie des mêmes XIIIe-XIVe siècles . Ils valaient seulement plus au Nord.
Mais alors quelle était l’origine, au moins le sens de ce penchant très marqué pour « le nombre »; lequel est en passe de se retrouver aujourd’hui en bonne place avec le numérique parmi les nouvelles habitudes de nos sensibilités ?
Arbre d’affinités - Droit canon : Suma aurea - v.1315 - miniature en pleine page
Quels étaient aux temps gothiques les plus hauts exercices de mesures et de comptes ? Certainement l’architecture des Cathédrales . Comment Bréviaires ou Evangéliaires ouverts sur le lutrin au chœur de la cathédrale pouvaient-ils s’assortir aux proportions de l’immense nef autrement que par « le Nombre » régissant les fonds meublés de leurs enluminures encadrés de détails architecturaux, ainsi se portant à la dimension du ciel, en élévation avec tout l’élancement de la cathédrale et de tout l’art gothique .
Ces fonds meublés « numérisés » deviennent rares et bientôt disparaissent des miniatures dès les débuts du XVe siècle, l’élan vers le ciel se trouvait dépassé par un regard plus terrestre de la réalité, y compris les personnes . Le nombre, dans une vision davantage soucieuse de ressembler à ce qu’on voit, se trouvait dès lors reporté et retenu dans la figuration des tissus somptueux dont étaient revêtus les grands personnages. Dans la peinture, déjà gagnante, la figuration remarquablement soignée de leurs motifs souvent en champs multiples rejoignait d’ailleurs la reproduction dans un décompte extrêmement précis, de toutes herbes, de toutes fleurs, même les plus menues, de toutes feuilles dans les buissons dans l’environnement des personnages sacrés, pour se retrouver comme principale ornementation dans les enluminures dans les larges bordures de leurs encadrements tandis que les fonds meublés y comptent alors beaucoup moins .
Quelle attente avait cessé, quelle ferveur, quel désir s’affaiblissaient-ils ? Moins peut-être celui du ciel , que le désir des merveilles de l’Orient qui avaient pu susciter la convoitise des Croisés . Surtout ces merveilles (hors de portée désormais sauf pour les cités maritimes et marchandes d’Italie) étaient avantageusement remplacées au XV e siècle par les tissages de Florence, Lucques ou Venise, l’Italie était capable de produire elle-même (c’était vrai dès le XIIIe siècle) et d’exporter vers le Nord, royaume de France et Flandres, pays des enluminures et des tapisseries, d’aussi précieux tissus à motifs, soieries et velours, objets de tous les désirs des princes . Quelle incapacité s’exprimait là enceinte d’un autre désir ? Certainement le rêve n’était plus le même, plus humaniste désormais.
Enoncé des faits à prendre en compte
1 – Les enluminures des XIIIé et XIV e siècles seulement
2 – Enluminures Gothiques donc (avant ou hors des influences d’Italie)
3 - Elles viennent bien après les enluminures mérovingiennes (754 Evangéliaire de la fin de Pépin de Herstal ou de Pépin le Bref ; - influence de l’art byzantin ?) et les enluminures carolingiennes ( 823-835 Evangéliaire commandé par Ebbon, évêque de Reims et frère de Louis le Débonnaire, aux moines de l’abbaye de Hautvillers en Champagne ; inspiration encore très marquée par l’Antique ).
4 – Elles viennent après les fresques et les enluminures romanes des XIe et XIIe siècles , après Bayeux et la broderie romane, après les premiers vitraux . (1025 – concile d’Arras sur le développement des images , sûrement dans les enluminures et peut-être déjà images en broderie, sinon en tapisserie) .
5 - Ces Enluminures Gothiques sont apparues dès la fin du XIIe siècle, sans doute avec un temps d’avance sur les premières tapisseries (? ). Jusque là ni fond meublé ni rien dans ces enluminures qui puisse avoir été marqué en regard de l’écriture par le parfait réglage de la page ( de parchemin). Ce n’est pas vraiment sensible avant la grande écriture gothique . Le style gothique des enluminures n’est pas encore vraiment affirmé même dans les évangéliaires de Spire (1220) ou de Mayence (1250) .
6 - Les enluminures gothiques « à fonds meublés » (XIIIe –XIVe) apparaissent plus d’un siècle et demi avant les débuts de la peinture sur panneaux de bois de la peinture - flamande principalement - et sans les dénombrements « naturalistes » des feuillages , de l’herbe et des fleurs qui caractériseront celle-ci (fin XIVe –XVe ) .
Même miniature gothique tardive que plus haut, v.1414, en pleine page avec sa bordure feuilles-fleurs.
7 – Le moment de l’articulation entre Enluminures gothiques « à fonds meublés » et les enluminures sans fond meublés du XV e (même articulation avec la peinture) , c’est celui où l’enluminure est le plus proche de la tapisserie et a peut-être encore le pas sur celle-ci , c’est le temps où Charles V prête à Louis I d’Anjou , son frère, vers 1370 un manuscrit de l’Apocalypse « pour faire son beau tapis », manuscrit enluminé qui a servi de base au licier parisien Nicolas Bataille et sans doute au peintre cartonnier ( ?) Hennequin de Bruges . Cette articulation joue entre France du Nord (depuis Paris) et Flandre à cheval sur le royaume de France et le duché de Bourgogne , pôles de la commercialisation de la laine (Arras, Tournai, Bruxelles, Paris)
8 - Ces fonds meublés « tapissants » des enluminures comme des tapisseries de l’Apocalypse d’Angers (v. 1380) sont venues juste avant toutes les nouveautés d’Italie, qui apparaissent dès les débuts du XVe dans les « nouvelles enluminures » ( exemple: enluminures du temps de Louis II d’Anjou et du roi René d’Anjou, petit-fils de Louis I).
Patrice Hugues
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(1) – Dans les enluminures il y a seulement,même au XV e, des perspectives par morceaux et des visées plurilatérales. (2) – N’est-il pas vraique sur les plateaux de télé pour le même pouvoir d’animation optique pour le jeu des intervenants , les fonds sont bien souventcouverts de modules-motifs en quadrillages innombrables ?(3) –Elle joue àplein très souvent dans le monde des tissus , c’estmême une des modalités d’expressionprincipales du Langage du tissu .
Les évènements dramatiques d’Afghanistan ont révélé, dans l’intervention ou l’emploi des tissus, de surprenantes et fréquentes convergences dans l’actualité d’aujourd’hui . On ne peut manquer de noter ces convergences troublantes. Certainement, malgré leur élégance, les burqas bleu ciel , dont sont indignement obligées de se couvrir de la tête aux pieds les femmes afghanes, les font ressembler à des masques, leurs visages disparaissent encagoulés et grillagés. Or partout se multiplie actuellement l’apparition de silhouettes masculines elles aussi encagoulées pour tant d’actions qui se veulent clandestines . Cagoules des kamikazes du Proche et du Moyen Orient, cagoules des terroristes de Corse ou des guérillas des Philippines, d’Amérique centrale et d’ailleurs, cagoule des criminels et des maffieux de tous bords, mais aussi cagoule du GIGN ou d’autres polices ailleurs . Cagoules pour éviter les poursuites ou échapper aux représailles, c’est selon . Ces cagoules-là en tous les cas ne sont certainement jamais bleu-ciel, au contraire le plus souvent noires, marines ou très sombres, quelque soit la couleur de peau des porteurs; il s’agit non seulement de cacher l’identité du porteur mais l’effet immanquable est aussi de faire peur pour des actes de terreur ou au moins de violence agressive ou répressive . Dans le cas d’Al-Quaïda, les cagoules des kamikazes ont pour origine la même aire géographique que les burqas ou les tchadors. Et voila que d’Amérique sont arrivés en Afghanistan, au même lieu, les commandos des forces spéciales américaines au corps recouverts de tissu de la tête aux pieds, aussi complètement que les femmes afghanes, leurs lunettes de vision nocturnes, à la place du grillage de fils brodés, formant masque, jusqu’au casque lui même entièrement recouvert de tissu . A faire peur ces commandos de haute technologie!
Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Dissimuler, leurrer, protéger, effrayer ou être prêt à toutes les performances, tout se trouve confondu . Apparemment la motivation ici est bien loin (à l’opposé pour une part) de l’impératif islamique interdisant aux femmes de montrer quoique ce soit de leur corps, de leurs pouvoirs de séduction trop capables, dit cette loi, d’affoler le masculin ! Pourtant çà, ces différentes occultations d’identité se ressemblent et marchent ensemble; les unes et les autres voulues de fait aussi loin que possible de la paix et d’un monde où femmes et hommes vivraient une mixité forte, à droits égaux .
Reuters
LepetitVoleur,filmd’EricTonca
Dans le réel d’aujourd’hui, le paradoxe et le trouble sont bien là : des visages masculins, acteurs du drame, se cachent et dissimulent volontairement leur identité tandis que les femmes, elles, soumises à l’insupportable injustice des moeurs du pays, interdites d’identité en public, doivent dissimuler jusqu’à leur personne entière . A l’évidence, dans cette zone du monde, Proche et Moyen Orient, où se trouvent mises en bascule certaines des principales options des différentes civilisations, le problème de la violence et celui des moeurs sont noués de façon particulièrement manifeste au niveau de l’emploi du tissu, qui est là l’un des agents les plus opérants. Comment dénouer ce noeud sans prendre en compte, au niveau où il opère, le rôle du tissu dans le grand mouvement de changement qui doit avoir cours, sans prendre au moins en compte les indices qu’il fournitDes tissus peuvent être les marques d’un passage . Mais certainement burqas et cagoules, comme la violence et la guerre, marquent malheureusement un passage interdit. Il n’est pas question ici d’apprécier les torts et les droits, ni d’aucune sorte de divination à partir des tissus . Mais de laisser parler ces indices des tissus dans le drame de la guerre (ils ne sont jamais relevés et rendus explicites comme tels par les médias). Laisser ces indices nous éprouver de toute la force de leur évidence, les laisser signaler notre capacité ou notre incapacité à reconnaître le sens de la marche, perte ou chance de civilisation, et si c’est vers l’ouverture ou si c’est vers l’impasse que nous allons. (Fragments écrits en 2002 – Cahier II, chap. VII, pp. 81 -82)
NOUVEAUXPROBLEMESd’ECHELLES - en marge des vues aériennes du film « Home »d’Arthus-Bertrandsur les urgences écologiques (On trouvera après le texte 14 images, à faire défiler à la suite)
Lewis Carroll – Arthus Bertrand (A.B.) : L’un varie entre agrandir et rapetisser, entre deux échelles quil’une et l’autre surprennent Alice, c’est comme dans les rêves et l’imagination symbolique des enfants pour pouvoir jouer avec les objets. L’autre, A.B., pour signaler les désastres écologiques qui menacent, voit tout du ciel (de l’hélicoptère ou de l’avion), alors toutà terre devient miniature. Vues aériennes d’adulte qui ne laissent apparaître que rarement les objets et la réalité à l’échelle de nosperceptions courantes : pour voir plus loin, de plus vastes portions du réel, avec une définition suffisante pour éliminer les vertiges des hauteurs.
- Pourquoi le enfants ont-ils des jouets miniaturisant : des trains, des animaux de ferme , des avions, des voitures ….miniaturisés ? Autrement pour lui, l’enfant, tout serait trop grand : comment prendre en mainpour jouer ces équivalents du réel ?
- La vision des oiseaux : ils voient la terre, les arbres depuis la terre où sont leurs nids, mais ils voient aussi tout du ciel et l’échelle des dimensions change sûrement pour eux, sauf que la rapidité de leur volrapprochepour euxle petit et le grand, le très proche et le loin. Nous rêvons ce vol. Ceux des parapentes qui s’envolent depuis une falaise vivent le vol des oiseaux (v. illustration 8 à 14).
- Quels objets réels dans le film d’Arthus Bertrand sont approchés de près, comme à portée de main , saisissables par la main, bols, fruits …. ? ils sont très rares. Du ciel on voit tout « beaucoup plus petit que nature » . Mais ce n’est pas de jouets d’enfant qu’il s’agit. Des personnages du réel qui vus du sol sont plus grands que nature, ce sont par exemple les Moaïs de l’île de Pâques (entre 4 et 21 m de haut), or quand A.B. survole l’île de Pâques, vues d’avion cesidoles colossales, même elles, sont à peine vraiment repérables. Comme si il y avait, du fait d’avoir quitté terre, inversion d ’échelle. Etrange position d’observation pour qui se place au ciel mais n’est pas dieu. Pour qu’on y croie il faut au moins au dessus de la baie de Rio de Janeiro que le Christ du Corcovadosoit entre terre et ciel(il est haut de 31 m et placé à 710 m au dessus de la mer.- (v. illustrations 1, 2 et 3 à 7) .
- Justement à propos de l’Ile de Pâques - Vers 1646-1680 une véritable destruction/catastrophe s’est produite : les idoles ont été abattues et brisées (au cou le plus souvent), guerres entre tribus pour les moins mauvaises terres. C’est l’exemple d’une humanité conduite dans l’impasse et menée à sa fin. Après il y aura un certain regain de civilisation autour de « l’homme-oiseau » : rêve de délivrance par le vol comme volent libres les oiseaux migrateurs, seuls passages sur l’île depuis les terres lointaines. Un roi pour l’année : celui qui sort vainqueur des rituels d’envol. Exactement du type des « parapentes » d’aujourd’hui.Plus aucune grande statue idole, maisl’homme-oiseau est présent partout, gravé sur les roches, peint sur les crânes des morts……(1)
(1) - Ce regain de civilisation a bientôt été anéanti par l’arrivée des Blancs à partir de1722. Au XIXe rafle des derniers habitants de l’ïle emmenés en esclavage vers les Amériques.
- Avant le temps des avions et des hélicoptères, on avait déjà comme vues du ciel les cultures en terrasses, vision magnifique mais nécessairement en pays accidenté à fort relief, elles étaientobligatoirement vues de la montagne d’en face, c’était possible.
- Si tout est pris d’avion ou d’hélicoptère, si tout est vraiment « vu du ciel », toutes les vuespeuvent être belles et « esthétisées » ; mais cela crée pas mal de confusion, toutsurprend et suscite l’admiration, qu’il s’agisse de spectacle merveilleux de la nature ( Nicolas Hulot est aussi fort à ce jeu qu’Arthus Bertrand) ou du survol de spectacles désastreux, humainement et écologiquement. Négatif et positifse distinguent mal vus du ciel . L’écologie s’y perd . On a toujours plus ou moins le sentiment d’être au Paradis
- Le changement d’échelle par la vue aérienne saisit mal le mouvement, ne le rend pas mieux, moins bien en fait, que sa réalité ne nous le donne directement à l’échelle de notre vision / perception ordinaire, courante . La vue du ciel, ça n’augmente pas vraiment la vision du mouvement à terre. On préfère alors la saisie du mouvementde l’hélicoptère par rapport à unrelief survolé de près, ce n’est que porte ouverte à la 3D. Si l’on persiste à vouloir saisir du ciel des mouvements à terre, des mouvements d’humains nombreux, on passe alors à la fourmilière. A.B. transforme les groupes humains vus du ciel en fourmilière.
- Le mouvement vu d’avion ou d’hélicoptère semble dans la prise de vue refuser les ambiguïtés d’échelle et de signification. Ou le mouvement n’est pas saisi ni vraiment spécifiquement spectaculaire, ou il est une marque aberrante et complètement surprenante dans le paysage . Il faut aller y voir de plus près. A.B. cite lui-même comme l’ayant le plus frappé, troublé, l’exemple du véritable fleuve des eaux de fonte de la glace, traçant son cours impétueusement sur la calotte glaciaire arctique, le mouvement de cet écoulement parfaitement insolite prend tout le regard, il est hors échelle ! La nature est làimpressionnante en train d’avouer qu’elle subit sa dénaturation ! c’est hors de portée de la vision depuis le ciel. L’hélicoptère aura dû se poser sur le blanc immobile de la glace et de la neige qui effacent tout repère d’échelle.
Additif du 13/03/2011… Mais c’est tout de même encore une affaire d’échelle !!! Si le mouvement vu de l’hélicoptère est vraiment immense, il est spectaculairement saisi depuis le ciel. C’est ce qu’on a vu avec le Tsunami dévastateur du 09/03/2011 sur le Japon : déferlement d’une vague immense sur plusieurs centaines de kilomètres tellement impressionnante !!!.
- A.B. s’énervequand il entendque l’écologie ça veut dire au moins ou déjà pour chacun ne pas laisser couler l’eau pendant qu’on se lave les dents . Ce geste quotidien vaut pourtant comme apprentissage écologique, il vautla prière que l’enfant doit faire chaque soir pour ceux qui croient au ciel. Les enjeux à gagner ne peuvent l’être seulement à l’échelle des visions du ciel.
- Comme dans les précédents articles j’en viens aux recours que nous offre le tissu. Cette fois, et cela vaut pour l’enfant et pour l’adulte, il s’agit de bien vivre le tissucomme agent d’entraînement et d’appréciation plus juste des dangers écologiques qui menacent la planète. Il nous incite en particulier à reconnaître les échelles appropriées. Le tissu est là au quotidien dans notre vie, au plus près de nous, vêtements, rideaux, tentures de notre ambiance personnelle, il peut aussi se déployer au dehors, voiles des navires, banderoles et drapeaux, entre terre, mer et ciel, et drapeaux de prière qui se mêlent à l’univers au Népal au Tibet, en Mongolie . En toutes ces fonctions il assure autant de régulations vitales . L’ambiguïté d’échelle qui caractérise le tissu et la structure tissée, les échelles différenciées de ses motifs se prêtent à l’unisson de notre vie avec son environnement.
-Ne pas oublier l’objet transitionnel de l’enfant, souvent un chiffon, un tissuqui lui assure un passage vers le monde extérieur depuis sa mère, sûrement un travail entre deux échelles.
- Devant l’écran des jeux video les plus mouvementés qui captivent aussi bien les adultes que les enfants n’est-on pas entre deux échelles, l’une qui agrandit, l’autre qui rapetisse, en somme Lewis Carrollet Arthus Bertrand réunis ?
Patrice Hugues
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(Des temples de Brahmâ et des châles Cachemires, jusqu’au métier jacquard, au numérique et même jusqu’aux fractals)
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Je suis resté très longtemps dérouté par les monuments religieux de l’Inde , non pas par ceux du Bouddhisme tels les stupas (V e av.JC à VI e ap .JC env.), non, seulement par les temples et sanctuaires brahmanes hindouistes….- Pas vous ? Dérouté par le foisonnement des figures humaines, reprises sur plusieurs étages intercalées entre ce qui me semblait d’inutiles et innombrables étagements horizontaux de pierre, de la base au sommet des édifices que je ressentais comme toujours immenses et vertigineux . Et Siva dansant aux multiples bras ? Tout ça , qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Je savais certaines choses sur les chiffres que nous disons « arabes » mais qui nous sont venus de l’Inde transmis par les arabes et vraiment utilisés en Occident seulement à partir des XIV e -XV e siècles … J’étais, aussi, bien informé sur l’aventure des Châles du Cachemire du XV e au XIX e … J’ai bientôt remarqué que les palmettes cachemires de leurs bordures sont dans bien des cas, presque toujours, organisées selon plusieurs échelles, les motifs des châles cachemires européens se caractérisent encore plus manifestement par cette « ambiguïté d’échelle » ….
Dérouté jusqu’à ce que je retienne qu’il s’agit dans les temples brahmanistes de la même troublante « ambiguïté d’échelle » et que celle-ci est l’une des marques les plus fortes de la culture hindouiste et de la civilisation de l’Inde . C’est la connaissance du langage du tissu, ici des tissages des châles du Cachemire, qui m’a permis cette lecture beaucoup plus ouverte de civilisation .
Il y a eu à tout cela un point de départ tout à fait remarquable, ce sont les inventions numérales poussées très loin en Inde du V e .au VIII e siècle, les chiffres de 1 à 9, la base décimale, la règle de position pour les opérations arthmétiques, et le zéro ( peut-être venu de Chine). L’intensité de ce mouvement d’invention si décisif se trouve étroitement en rapport historique avec les changements qui surviennent presque dans le même temps dans le domaine de la religion, de la sensibilité , de la pensée. Tandis que le bouddhisme recule, au VI e - VII e, le védisme révisé (Vedanta) permet l’essor du brahmanisme-hindouisme. Un seul et même élan mental numéral affirme alors à travers Brahma la relation primordiale des hommes au cosmos, aussi bien dans les calculs des astronomes (tel Brahmagupta, astronome et mathématicien, qui rédige en 628 « le système révisé de Brahma ») que dans la construction des nouveaux temples hindouistes qui devaient en être la représentation. Ce qui est donc à noter là est beaucoup plus qu’une coïncidence, c’est une base nouvelle de civilisation . Cette tradition numérale est pour beaucoup dans le fait qu’aujourd’hui les informaticiens indiens, aisément passés maîtres du numérique, sont particulièrement demandés en Europe et dans le monde.
Je propose donc de reconnaître ici l’étonnant cheminement qui suit en parallèle :
- l’aventure des chiffres et des modes de numération et de calcul mis au point en Inde de la fin du Vè au VIIIé siècle
- et le sort significatif de cette ambiguïté d’ échelle si remarquable dans les motifs de châles du Cachemire comme dans l’architecture des temples hindouistes .
- en gardant toujours présent à l’esprit que la structure du tissu des châles et de leurs motifs, est « numérisée » en binaire, comme tout tissu depuis l’origine.
Ce cheminement parallèle a pris fin, dès que le métier jacquard, annonciateur de l’ordinateur et du numérique, eut en occident dépassé et épuisé les ressources des tisserands artisanaux traditionnels kachemiri; le fait est qu’il n’y a plus de tissages de châles au Cachemire à beaucoup près aussi remarquables aujourd’hui. Ce qu’on a pour accompagner cette ruine c’est la partition du Cachemire (1).
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(1) Et depuis des décennies c’est le plus souvent la guerre entre le Cachemire indien hindouiste et le Cachemire pakistanais musulman
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L’ambiguïté d’échelle et le nombre dans les temples hindouistes (VIII e -XIII e)
Le troublant avec les temples hindouistes est qu’on n’est jamais sûr d’apprécier correctement leurs dimensions vraies . La plupart du temps on les croit assez immenses , or la plupart du temps leur hauteur ne dépasse guère 20 mètres soit la hauteur moyenne de nos églises de village ou de beaucoup d’églises romanes . A noter qu’ils sont souvent exactement contemporains des dites églises romanes ou alors des cathédrales gothiques des XII e et XIII e siècles mais celles-ci sont sensiblement plus hautes que les temples hindouistes qui n’atteignent qu’exceptionnellement 30 m ; N.D. de Paris atteint 50 m, tours comprises, - Amiens atteint presque 60 m . On reste dans cette incertitude même dans le cas des petits temples de moins de 11m. En image on ne parvient pas à les croire petits (v.4).
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____________________________ Parmi les temples les plus élevés : 1 du XI e, à Khajuraho le temple Kandariya Mahadeva ( Madia Pradesh) et 2 le temple de Lingaraja également de 30 à 31 m à Bhuvanesvara (Orissa) , ou aussi à Bhuvanesvara , du XII e 3 le temple de Rajarani, environ 30 m. de haut, avec ce vertige des temples miniatures autosimilaires sur le flanc de l’édifice de la base au sommet. Cliquez sur les images pour les agrandir
A quoi tient cette incertitude persistante ? Elle tient précisément à l’ambiguïté d’échelle des composants de l’architecture . Sur les côtes verticales de l’édifice, toujours ces innombrables étagements horizontaux de pierre, auto similaires dans leur forme générale, qui peuvent être d’échelles décroissantes en allant vers le haut de la sikhara. Mieux : certains temples (v.3) comportent de bas en haut sur leurs côtes verticales à de multiples exemplaires leur reproductions en miniature, des temples miniatures de taille décroissante jusque vers le haut de la sikhara, ce qui est vertigineux, et évidemment exprès . C’est exactement ça le pouvoir du recours à des échelles multiples, le pouvoir de l’ambiguïté d’échelle qui peut mettre le temple voué à Brahma hors toute mesure, en lien, en interférence avec le cosmos, mieux qu’aucune autre figuration du cosmos. Brahma est toute réalité , toutes dimensions, incommensurable.
__________________________ - A Konarak (Orissa), 4 le temple du Soleil, 57 à 60 étagements horizontaux de pierre sur moins de 20 m. de hauteur totale.
Vient de surcroît la représentation d’innombrables figures humaines sculptées, autant féminines que masculines, entrelacées dans la relation amoureuse sexuelle (5 et 6 - détails de 1), dont l’échelle est celle des étagements horizontaux qui vont de la base au sommet, incertaine comme les leurs , rarement exactement « à l’échelle humaine » vraie, ne dépassant guère 1 m ou 1 m 20, échelle réduite qui insère les humains, à même régime que l’ensemble vertigineux de ces étagements, comme eux composants de l’univers, sauf qu’insérés entre les propagations rythmiques des étages sans figures , ces étages sculptés de figures féminines et masculines, ainsi comprises dans la chaîne des transmigrations, retiennent tout spécialement le regard et l’attention . Et tout cela bouge parce que tout est ainsi délibérément hors de portée d’un jugement assuré des proportions de la taille et du volume de l’édifice . C’est bien le branle universel cosmique qui est la vie, celle-ci évidemment en route dans les scènes érotiques des sculptures (1).
C’est à ce stade qu’on peut se persuader du rapport profond de civilisation des inventions numérales de l’Inde et de l’architecture des temples hindouistes que la religion de Brahmâ voit s’édifier à leur suite dés le VII e siècle, quand elle commence à supplanter le bouddhisme (v. les écrits postvédiques, le Védanta, et de l’astronome Brahmagupta déjà cité, en 628, « Le système révisé de Brahma).
(1) - le Khama Sutra qui suit tout à fait la même inspiration est écrit entre le IVe et le VIe siècle .
Mais quel rapport avec les Châles du Cachemire ?
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Les Palmettes cachemires et l’ambiguïté d’échelle
On peut s’étonner que dans le même article je m’occupe des Châles du Cachemire tout à fait à la suite des temples Hindouistes édifiés du VIII e au XIV e siècle. Peut-il y avoir un rapport utile de compréhension entre ces châles qui ont été des parures pour les privilégiés et la lecture des significations religieuses complexes de l’architecture de ces temples ? La raison est dans les faits, c’est avant tout « l’ambiguïté d’échelle » qui se retrouve dans le décor des palmettes cachemires, comme elle sert, on vient de le voir, dans les temples hindouistes, leurs principales valeurs d’expression. A la limite on pourrait dire : quelque soient les influences qui les ont générées.
Cela commence au XVe, quand l’empire Moghol s’ établit solidement.Ne pas croire que les Palmettes de châles Cachemire « d’origine » aient été seulement ni d’abord un agencement compositionnel décoratif à base de rythmes et géométrie sous-jacente d’inspiration islamique ; même si à on ne doit pas écarter à propos de ces palmettes le jeu d’un syncrétisme partiel entre les motifs de style moghol islamique et ceux de l’hindouisme , plus échange d’influences probable avec le soufisme de Perse (1) - Non, elles sont d’abord l’équivalent de ce que la vie donne et elle seule : par exemple dans la croissance d’une branche de troène au printemps, il peut y avoir ensemble parmi les feuillages, en même temps, beaucoup plus petit et grand dans le même organisme vivant qui croît - 9. Les palmettes Cachemire sont cela avec la même ambiguïté d’échelle que celle développée dans l’architecture des temples hindouistes sur leurs côtes verticales de la base au sommet. Avant islamisation. ou islamisation prochaine de l’Inde déjà en route, la valeur d’expression est bien la même . Avec toujours quelque chose de vertigineux et toujours un effet de nombre.
Voyons cela de plus près . Cette “ambiguïté d’échelle” permet dans les Palmettes cachemires l’intégration organique, la cohérence tissée de leurs constituants aux différents niveaux d’organisation du tissu -8 et 9. Comme dans l’être vivant, ces très nombreux composants à la fois différenciés et à tendance auto similaire , feuilles et fleurs en foule serrée, se combinent, se trouvent intégrés ensemble à de multiples niveaux de complexité d’échelles différentes en chaque palmette et aussi dans les intervalles entre ces grands motifs. La distinction entre motifs et intervalles est d’ailleurs aussi incertaine que cette combinaison de plusieurs échelles dans la même configuration. Quatre échelles se trouvent ainsi intégrées. Dans le décor des palmettes des Châles cachemires le tissu est à la fois : 1 - à l’échelle de ses grands motifs, les palmettes prises en entier ( comme les temples si l’on considère l’ensemble de l’édifice) ; 2 - à l’échelle de ses innombrables motifs de petite taille ; beaucoup sont compris dans le grand motif de la palmette sans pour autant être assujettis à son échelle, autrement dit sans que ces petits motifs perdent leur autonomie et deviennent seulement des détails des palmettes , ils sont plus proche d’une reproduction autosimilaire à échelle réduite de celles-ci (comme sur le flanc des temples leurs reproductions nombreuses en miniature) ; 3 - à l’échelle des unités minimales du tissu du châle, les croisures de fils le plus souvent en sergé (v. 7) que l’on perçoit très bien dans les châles d’origine(comme les innombrables étagements horizontaux de pierre d’échelle souvent décroissante des temples) ; 4 - tout cela dans une totale cohérence nous donne le châle entier, la pièce entière de tissu « à l’échelle humaine » bientôt enveloppant le corps de qui le porte.
Une remarque : Les palmettes des châles d’origine jusqu’au XVIII e n’ont pas débordé à l’Ouest au-delà de la Perse, même pas en Egypte, ni en Ifriqiya arabo-musulmane …Elles étaient venues de façon originelle en Inde, au Cachemire sans souffrir de la conquête islamique ni de l’empire Moghol, dont l’influence sur elles n’était certainement pas en mesure d’évincer leur inspiration profondément hindouiste . Nulle part l’écriture et la calligraphie ne font irruption dans le décor des châles alors que c’est si souvent le cas parmi les rythmes des décors de l’Islam (1) . Et les châliers français des cachemires, comme ceux de Norwich et de Paisley en Angleterre, au XIXe , ne s’y sont pas trompés, eux-mêmes n’ont qu’exceptionnellement franchi cette limite. Le nombre et les rythmes, voire les vertiges, règnent toujours sans partage dans les châles cachemires -10 et 11.
(1) A noter justement que s’il existe une certaine ambiguïté d’échelle dans les décor d’inspiration soufi de la Perse séfévide (XVI e-XVIIIe) ce n’est pas entre les différents niveaux d’organisation du vivant ( cela je l’admettrais quand même en partie par prudence ) mais entre les calligraphies et d’innombrables motifs floraux ou végétaux, presque toujours très petits . La frontière est là . Même si le nombre est aussi présent que dans les châles cachemires .Exemple: la mosquée du Sheikh Lulfallah à Ispahan - v.1616.
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légendes des illustrations sur les châles cachemires
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7Châle long tissé au Cachemire vers 1800 - tissage espouliné à base de sergé avec double crochetage - laine des chèvres du Tibet. - Quand les palmettes sont plus espacées, c’est la perception des croisures de fils de la structure tissée qui relaie le sentiment d’ambiguïté d’échelle : les fleurs de la palmette paraissent en comparaison presque géantes, la palmette ressemble à la sikhara d’un temple entier dont elle prend les proportions , et pour comble entre ces hauteurs et grandeurs des oiseaux sont là qui marchent au sol, ne volent pas, semblent prêts à picorer les croisures de fils…ou les fleurs et fruits, au sommet des palmettes ou à la base, elle-même oiseau.8Châle tissé au Cachemire vers 1810 - tissage « espouliné » à base de sergé avec double crochetage - laine des chèvres du Tibet. Avec la même ambiguïté d’échelle que celle développée dans l’architecture des temples hindouistes sur leurs côtes verticales de la base au sommet. La valeur d’expression est bien la même (1) . Avec toujours quelque chose de vertigineux et toujours un effet de nombre. 9 Ambiguïté d’échelle entre grands et petits motifs des feuillages, témoins de l’organisation de la croissance dans une branche de troène au printemps, il peut y avoir ensemble parmi les feuillages, en même temps, beaucoup plus petit et grand dans le même organisme vivant qui croît. - Les palmettes Cachemire sont cela, elles sont l’équivalent de ce que la vie donne et elle seule . 10 et 11 Châle long, France , vers 1860 - Tissage sur métier Jacquard, au lancé, découpé - Chaîne : 356, trame 164 cms
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Châles Cachemires, Métier jacquard et fractals
Le rapport entre le nombre, l’ambiguïté d’échelle dans les temples hindouistes et dans les châles cachemire, c’est l’intervention du métier jacquard qui l’éclaire le mieux, donc ce rapport est surtout à considérer avec les châles tissés en Europe à partir de 1820 environ au jacquard en France pour l’essentiel, parallèlement au goût de l’époque pour l’exotisme oriental et l’Inde . Tissage au jacquard et numérique ont retrouvé dans le dessin et le tissage des châles cachemires d’imitation quelque chose de l’inspiration de l’Inde ancienne, celle des temples brahmane et des inventeurs indiens des chiffres et des modes de calculs qui sont les nôtres, sans lesquels l’essor de la science moderne n’aurait pas été possible.
On peut aller un pas plus loin . Ce sont seulement ces châles cachemire d’imitation, au décor complexe à échelles multiples toujours foisonnant qui peuvent mener à une évocation de l’autosimilarité des objets fractals à différentes échelles . Des fractals je laisse de côté la fracture et le degré d’irrégularité. Mais il y a - comme dans les temples hindouistes anciens -dans les châles cachemire tissés en France au XIX e au métier jacquard le goût vertigineux de l’innombrable, de l’ambiguïté d’échelle et d’une certaine autosimilarité des motifs aux différentes échelles de leur déploiement, qui n’est pas sans annoncer l’autosimilarité des objets fractals aux différentes échelles de leur développement (v. 10 et 11) .
Une dernière proposition
Avec les palmettes des châles du Cachemire il n’y a pas seulement leur répétitivité en bordure du châle , il y a le nombre, il y a les déploiements foisonnants du nombre, que permet l’ambiguïté d’échelle de l’ensemble des motifs (1)..
La question de la correspondance réelle (ou supposée) entre l’ambiguïté d’échelle des temples hindouistes du VIIIe au XIIIe siècle et celle des motifs autosimilaires à différentes échelles des châles du Cachemire, cette question peut être considérée parallèlement à celle de la transmission des chiffres et des modes de numération et de calcul de l’Inde à l’Europe à travers l’islam et le monde Arabe du VIIIe au XVe / XVIIIe durant toute la période d’Islamisation de l’Inde. Les motifs des châles Cachemires d’origine du XVe au XVIII e siècle ou même d’Europe au XIXe, occupent, avec leur constante ambiguïté d’échelle la place de trait d’union entre ces deux ordres de la réalité, temples et châles d’une part , transmission des inventions numérales de l’Inde à l’Europe d’autre part . La vogue des châles et des motifs Cachemires en Europe à partir de la fin du XVIIIé jusqu’à aujourd’hui éclaire d’un jour particulier la question de cette transmission.
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On ne s’est jamais expliqué, dit-on, l’immense succès des palmettes cachemires plusieurs siècles durant, aujourd’hui compris, dans des civilisations très éloignées, de l’Inde et de la Perse à l’Occident (2) . J’espère qu’on aura trouvé ici en grande partie l’explication . Elle tient pour l’essentiel aux cohérences sensibles extrêmement vastes que favorise le recours à l’ambiguïté d’échelle mariée au multiple, au nombre, au numérique comme agent de mise en rapport avec le mouvement universel du cosmos, de la nature et de la vie ? Et cela valait, selon la philosophie religieuse de leur temps, dès l’architecture des temples hindouistes les plus remarquables, édifiés dans les siècles qui précèdent les premiers tissages de châles au Cachemire qu’ils annonçaient en un sens . Cette longue continuité a valeur de transmission et de guide pour une lecture du Langage du tissu et des civilisations bien plus ouverte qu’on ne la pratique d’ordinaire .
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(1) -A ce titre on peut les considérer comme des témoins d‘une transmission composite toujours en route des chiffres et des modes de numération de l’Inde hindouiste à l’islam moghol et arabe. Avec les palmettes du Cachemire nous ne sommes pas très loin de l’Arbre de Vie des Indiennes d’origine, ces toiles de coton peintes ou imprimées contemporaines des châles d’origine. A ceci près qu’il n’y a pas semblable déploiements foisonnant du nombre sur les Indiennes même s’il y règne aussi une certaine ambiguïté d’échelle, dans le motif de L’ Arbre de Vie lui-même.
(2) - Mais pourquoi ni vers la Chine ni vers le Japon. Pourquoi ?
- Fin de l’empire Gupta qui à côté des cultes védiques tolérait le bouddhisme ( surtout de 210 à 474 et même 535) - Nouvelle période de morcellement de l’Inde ( comme après l’empire Maurya - de 322 à 187 av.JC - lui aussi favorable au bouddhisme surtout au III e siècle av. JC avec Asoka, l’empereur moine).
- Le brahmanisme (hindouisme) qui est une transformation du védisme, reprend et accroît son rayonnement à partir du VI e.. Le VII e est le siècle du Védanta (Oupanishad, Brahmasoutra, Bhaghavad Gita) qui prolonge les védas (dont les foyers avaient été le Pendjab et le Cachemire du XII e au III e av.JC) .
- Bientôt recul du bouddhime jusqu’à sa quasi disparition de l’Inde.
- L’astronome Brahmagupta ( 598 - 668) qui vit à Bhillamaila au Rajasthan écrit en 628 « le système révisé de Brahma » ou Brahma Siddhanta , il est le premier mathématicien à utiliser l’algèbre pour résoudre des problèmes astronomiques et calculer la durée de l’année ; il définit le zéro comme la soustraction d’un nombre par lui-même …
-Apparition dans le nord de l’Inde des modes de numération et de calcul du V e au VIII e : les chiffres de 1 à 9, le zéro, pour les opérations arithmétiques la règle de position et la base décimale sont pratiqués par les astronomes à partir du V e et largement pratiqués en Inde au VII e .- première inscription lapidaire des chiffres au IX e .
- On est au temps de la fin de l’empire perse sassanide .
- Importance du Cachemire au VIII e .- Au IX e le roi Avanti Vazman (855 - 883) fait construire des temples hindouistes à Avantipur . Le Cachemire a été souvent dans le passé un royaume échappant aux empires (Mauryas, Gupta … )
- Du VII - VIII e au XIII e édification des temples brahmanistes hindouistes les plus importants avec bien souvent ambiguïté d’échelle recherchée entre tout le monument , et les innombrables composants de l’architecture de la base au sommet , souvent de petits temples en miniatures reproduction du « sikhara », de l’édifice d’ensemble. Nombreux étagements de figures humaines (érotiques) traitées comme les multiples modules horizontaux étagés de la base au sommet, rédutes à la même échelle confondante et vertigineuse rapportée à celle du temple entier.
Les temples hindouistes sont un résumé du cosmos. Brahma c’est le branle universel cosmique y compris donc l’acte sexuel qui engendre la vie renouvelée et la transmigration. Le Brahmanisme est sans fondateur ni dogme .
- Le brahmanisme-hindouisme impliquait le système des castes certainement très développé dès le VII e mais présent déjà dans les védas. (L’Inde restait avant tout agricole. Ce système socioreligieux a toujours fonctionné assurant la domination de la caste des brahmanes et de celle des kshatriya (guerriers, rajhahs…) sur la masse rurale. Parfaitement inégalitaire, ce système marginalise les basses castes et plus encore les “intouchables horscastes”).
- Menace des conquérants musulmans depuis le nord ouest, dès les VIII e -X siècles : Mahmud de Ghazni pille le Pendjab et saccage des sanctuaires (+ en 1030) . - Progression de la conquête de l’Inde par l’Islam du X e au XV e - Mais la civilisation de l’Inde se développe sans souffrir du contact avec l’Islam
- XIV e nouvelle période de morcellement de l’Inde.
- Au XVe l’empire Moghol est établi et durera jusqu’à la fin du XVIII e, l’islamisation de l’Inde depuis le nord-ouest est en route . Ce qui ne veut pas dire assujettissement des cultes originaux de l’Inde à l’islam
- XV e, développement des tissages de châles au Cachemire - C’est probablement le sultan moghol Zayn al Abidin(dynastie timouride) qui fit alors venir du Turkestan l’habile tisserand légendaire, Nakad Begh qu’il installa au Cachemire. C’est sans doute lui qui monta un premier métier à tisser les châles avec le duvet des chèvres du Tibet (et peut-être aussi du Turkestan) ..
Les motifs de ces châles qui sont presque toujours marqués par l’ambiguïté d’échelle (entre grands motifs de palmettes et petits motifs foisonnants) sont de ce point de vue en correspondance avec l’ambiguïté d’échelle caractéristique des temples hindouistes , cependant ils pouvaient résulter aussi d’un échange d’influence entre l’inspiration de l’Inde hindouiste et une inspiration islamique venant de l’empire moghol ou venant de Perse, celle du soufisme séfévide . On a pu qualifier certains châles du Cachemire comme de style moghol.
- On est au temps de l’empire perse séfévide et du soufisme.
- L’importance des châles du Cachemire qui étaient en Inde une parure de prestige et de grand luxe, plus masculine que féminine, suit l’expansion de l’empire du Grand Moghol sur toute l’Inde jusqu’au sud . C’est dans ces conditions que ces châles séduisirent la clientèle européenne des compagnies des Indes Orientales fin XVIII é . Cette clientèle allait être surtout féminine. - Coïncidence significative : les chiffres « arabes » venus de l’Inde commencent à être utilisés en Occident seulement à partir des XIV e - X V e siècles).
A) - Caractéristiques du tissage : Fils de chaîne : verts clairs .- Fils de trame : rouges vifs .- Soie, les uns et les autres . - Mode de croisure des fils : damas armure satin, satin face-chaîne à l’endroit dans les intervalles, à l’envers du tissu dans les motifs .- L’envers est aussi beau que l’endroit : les couleurs et les brillances sont inversées . Cette remarque vaut pour notre regard d’aujourd’hui qui prend plaisir à cette ambivalence . Les intervalles à l’endroit, légèrement en creux, bénéficient de tout l’éclat du satin des fils de chaîne verts-clairs, les motifs ont la matité relative des fils de trame rouges . A l’envers c’est l’autre partie qui se joue. Il y a en tout changement de position et de valeur (couleurs, brillance, matière) des fils de chaîne et des fils de trame d’une face à l’autre du tissu . Motifs d’inspiration végétale et florale mais sans aucune imitation précise de la nature, bien mieux appropriés ainsi à la spécificité de la structure tissée .
B) - Premières impressions : un jeu de lumières/couleurs particulièrement magnifique, souple légereté de cette soierie, parfait équilibre dans la charge en fils, équilibre également dans le jeu des intervalles et des motifs, et entre le léger relief des motifs et le léger creusement des intervalles . On est saisi par beaucoup d’imprévu dans l’ordonnancement du décor, motifs et intervalles, avec des variations surprenantes dans ses rythmes répétitifs.Les mystères de ce tissu d’il y a plus de quatre siècles nous parviennent en témoignages subtils de la sensibilité des gens de la Renaissance italienne, de ses tisserands de soie en particulier .
1A et 1B
C) - Lecture rapprochée : Les motifs sont de taille moyenne, pas innombrables sur la surface de tissu dont nous disposons, et ils sont tous d’une même échelle (les différentes configurations présentent toutes des proportions analogues, pas d’ambiguïté d’échelle). Ordonnancement principal des motifs selon des axes verticaux en deux chemins de motifs alternant, avec un décalage en quinconce de chaque type de configurations d’un chemin à l’autre: c’est un premier imprévu . Des motifs seconds s’ordonnent, eux, de façon nettement horizontale, adossés/affrontés en figures séparées qui s’accordent en mineur avec la symétrie en majeur des principales figures, qu’ils complètent avant et après, sans les presser, sans surcharge. Deuxième imprévu : dans chacun des deux chemins de motifs alternant en quinconce dans le sens de la verticale, les deux figures qui se suivent et se répètent, l’une plus complexe, l’autre moins, différent dans leur détails de leurs homologues dans le chemin voisin . A coup sûr le plus imprévisible dans cette soierie c’est le parcours des intervalles, tel qu’il semble résulter de l’ordonnancement des motifs . Mais quand on sait que tout cela est l’affaire d’une absolue continuité du tissage, quand on sait qu’au niveau du jeu des fils, de leurs positions et de leurs valeurs (couleurs/lumière/ matière) les intervalles sont à eux-seuls tout le satin face-chaîne de ce tissu à l’endroit, on doit aussitôt renoncer à les qualifier de “résultats” de l’ordonnancement de motifs : dans leurs parcours, ils comptent à part égale, au moins autant que les motifs . La force tissée dans les plus beau tissus est cela : non pas une juxtaposition avec subordination des intervalles aux motifs, mais intégration des uns et des autres et incidences entièrement réciproques . Captivant résultat d’une intégration, la logique d’un tissu à décor polychrome tissé est d’abord rythmes. C’est cette valeur rythmique qu’il faut prendre en compte. Ici les rythmes changeants superbes et fascinants de ce damas mouvant, qui sont donnés autant par les parcours en labyrinthe des intervalles que par l’alternance des motifs.
D) - Expression de ce tissu dans le mouvement du vêtement porté : évidemment c’est pour cet emploi que cette soierie a été tissée, le vêtement .Tout devait concourir à accompagner les gestes et les mouvements du corps . Des plis ayant juste ce qu’il fallait d’ampleur pour révéler sans ostentation excessive dans leur souple continuité les passages vivants d’une lumière aux éclats amortis, dans toute la gamme du vert des fils de chaîne et toute la gamme des rouges des fils de trame, de la clarté jusqu’à l’ombre . Dans une étonnante association d’intensité et de douceur, perceptible sur soi par qui portait ce damas et pour le regard des autres à moyenne distance .
2) - Deuxième tissu, également un damas d’Italie comme les deux autres soieries, mais cette fois du XVIIe siècleet non pas d’époque Renaissance - grands motifs
A) - Caractéristiques du tissage : Soie . Mode de croisure des fils : damas armure satin (comme 1 et 3) avec inversion de position des fils quand on passe d’une face à l’autre du tissu .- satin face-chaîne à l’endroit dans les intervalles, à l’envers pour les motifs ; c’est bien ce qui caractérise un damas avec brillance de la soie quand intervient la face de l’armure satin (dans les intervalles) et beaucoup plus de matité quand ce sont les fils de trame qui apparaissent (dans les motifs) . Fils de chaîne: ocre doré tirant sur l’orangé .- fils de trame : gris clair argent tirant sur le vert, deux couleurs parfaitement complémentaires qui réagissent l’une sur l’autre, en opposition beaucoup moins nette que les deux couleurs dans le tissu précédent. Motifs en grands rinceaux et composantes d’inspiration végétale et florale.
B) - Premières impressions : Ce qui frappe avant tout cette fois c’est la grande taille des motifs et l’ordonnancement très ample des rythmes du décor . Ensuite, moins de contrastes que dans le premier damas, les deux couleurs de fils semblent glisser de l’une vers l’autre et interagir entre elles dans une brillance or/argent qui se propage majestueusement de façon égale sur l’ensemble du tissu, sans tellement de surprise. Effectivement il y a sensiblement moins d’imprévu que dans le premier damas . Certainement les goûts, et l’emploi auquel ce tissu était destiné, n’étaient plus les mêmes, nous sommes un siècle plus tard; ici plutôt qu’une très spirituelle et subtile élégance d’expression, on a l’imposition très forte des motifs en relief sur l’enfoncement des fonds,comme l’exercice d’un pouvoir d’apparat . Tout peut sembler vu d’un seul regard . Ne pas en rester là cependant .
2A et 2 B
C) - Lecture rapprochée : de grands compartiments curvilignes s’organisent selon deux dispositions principales, une disposition axiale verticale et une disposition en quinconce trés affirmée d’un chemin de motifs à ses voisins de part et d’autre (que l’on devine malgré la coupe de notre morceau), les deux en parfaite intégration ; de cette intégration résulte un réseau rythmique de lignes ondulantes qui obligent le regard à des parcours multiples et ambivalents entre orthogonalité et diagonales où il peut se perdre . Avec ces rinceaux majestueux, quand tout finit tout recommence . C’est d’ailleurs de telles ambivalences que ce tissu tire une grande partie de ses pouvoirs originaux d’expression . Ainsi il n’est pas certain que l’on puisse délimiter sans équivoque ce qui est motif et ce qui est fond ou intervalle : les grands rinceaux délimitent les configurations principales mais celles-ci comprennent en elles, à l’intérieur d’elles-mêmes, autant de fond qu’il s’en trouve à l’extérieur . D’autre part ces “grands motifs” comprennent en eux des configurations nettement plus petites, parfaitement définies, parfaitement autonomes, qui valent elles-mêmes comme des motifs à part entière, mais à une autre échelle. Donc petits motifs et grands motifs, entre les deux un sentiment d’extension dans la continuité . On ressentira particulièrement cette ambiguïté d’échelle dans les écarts de taille en remarquant la précision, dans la petite taille, des tulipes qui forment pour l’ensemble du décor le bouquet le plus captivant, et déterminent à elles seules, ces tulipes, le sens d’emploi préférentiel, haut et bas, du tissu; à force égale par rapport aux grands enveloppements des rinceaux . La symétrie? Elle est en fait partout présente mais elle passe ici presque inaperçue parmi tant de sollicitations ambivalentes. Les composantes secondaires des grands enroulements en rinceaux diffèrent d’un des deux types de chemin à l’autre pour justement détourner de tout repère trop insistant par symétrie dans les répétitivités rythmiques, pour confirmer que le regard doit presque se perdre : que cet imprévu, lui-même presque perdu, ne s’atteigne qu’au bout d’un long parcours, d’une longue recherche. L’imprévu est ici beaucoup moins généralisé que dans le premier damas.
D) - Expression de ce tissu dans son mouvement : Si l’on disposait de toute la pièce d’étoffe on pourrait l’imaginer éventuellement dans un emploi mobilier de prestige (luxe de l’autel et de l’église ou luxe d’une cour) magnifiant l’ambiance . Mais il y a toute raison de l’imaginer autrement : coupée et mise en forme dans un ample vêtement de cérémonie . Alors cette soierie devait révèler dans sa souplesse l’accord de proportions entre les grands motifs de son décor et l’ampleur des plis et des drapés, assez solennels, qu’elle permettait . Gestes d’officiants ou de quelque prince, bien faits pour être vus même d’assez loin; les imprévus seconds de ce décor étant réservés au regard et au toucher de celui qui portait cette soierie, ou de ceux qui avaient le privilège de l’approcher .
3) - Troisième tissu, à nouveau un damas tissé en Italie au XVIe siècle - petits motifs
A) - Caractéristiques du tissage : Soie . Fils de chaîne, bleu profond.- fils de trame, écru à brillance argentée. Mode de croisure des fils: damas armure satin face-chaîne à l’endroit dans les intervalles (bleu profond); à l’envers du tissu dans les motifs. L’envers est aussi beau que l’endroit : comment choisir une face d’emploi préférentielle ? Petits motifs indénombrables et foisonnants d’inspiration florale, mais aussi losanges en ligne pour distinguer tout de même différents “chemins de motifs” . Reliefs des motifs et creusement des intervalles (à l’endroit) suffisamment marqués et rendus sensibles au toucher par une légère différence de diamètre des fils (fils de chaîne plus fins).
B) - Premières impressions : Jeu de la clarté qui s’ombre différentiellement au moindre mouvement du tissu ; matité argentée et assez insistante des motifs à l’endroit du tissu, limpidité des intervalles . Les deux faces envers-endroit, qu’on peut souhaiter voir aussi bien l’une que l’autre, donnent ensemble le sentiment d’un luxe rare . On pourrait craindre que l’assaut des petitsmotifs floraux ne lasse dans leur répétitivité serrée et agitée s’il n’y avait pas une volte imprévue que donne, suffisamment de fois, le second type de motifs, ces losanges, de petit format aussi, mais eux parfaitement géométriques, capables de règler par une scansion minimale en ordre clair des rythmes autrement presque trop exubérants . La répétitivité des motifs se lit dans toutes les directions : il n’ y a pas vraiment de sens de lecture préférentiel, haut et bas ici ont même valeur .
3 A et 3 B
C) - Lecture rapprochée : Un fait dominant, les motifs du décor sont de beaucoup plus petite taille que dans les damas précédents, très nombreux et tous à la même échelle. Ordonnancement d’ensemble où se ressentent à force égale une orientation verticale et une orientation horizontale. Pas de grandes lignes ondulantes . Mais en revanche le détail des motifs, ou floraux ou losanges, se compose uniquement d’obliques par rapport à l’orthogonalité de ces deux grandes directions . Ainsi se trouve évitée la monotonie dans la répétitivité des motifs à cadences rapides . Dans le tissage de nos trois soieries intervient toujours un jeu de compensations, mais en même temps ici ce jeu génère une rythmique trépidante, juste en deçà du vertige, un jeu d’inversions en partie double comme la comptabilité . Le sentiment du nombre est là nettement plus fort que dans les deux autres tissus ; tout y est compte : compte des motifs dans chaque chemin selon le sens de la chaîne, et, puisqu’on est lancé, compte également rang par rang selon la trame, mais celui-ci dérangé par les décalages en quinconce . Arrive-t-on jamais au bout de ces comptes, même aidé par la succession-ponctuation des losanges parfaitement lisibles dans les deux sens majeurs du décor ?
Bien sûr aussi compte des fils : fils de chaîne en comptes nettement plus nombreux et sensiblement plus fins que les fils de trame ; moyennant quoi à l’endroit du tissu les innombrables petits motifs plus forts, un peu lourds même (fils de trame plus gros), semblent gagner sur les intervalles où seuls apparaissent les fils plus fins du satin face-chaîne. C’est à cela que tient le sentiment d’une imbrication particulièrement étroite des motifs et des intervalles au point qu’on peut croire par endroit à des hybridations entre les deux.
Autre étrangeté, dans les rythmes qui se propagent à des cadences très rapides sur l’ensemble de la surface tissée, par endroit, selon les zones des parcours qui captent à l’instant notre regard, les losanges semblent en quelque part avoir disparu, comme éffacés, absents et pourtant nous savons bien qu’ils sont demeurés là, compris dans toute la force du tissage. Intîme association d’effets optiques et de sensations tactiles qui ne pouvaient jouer à ce point dans les deux autres damas . Le fait décisif est bien la très petite échelle selon laquelle tout est règlé ici et, allant avec, le sentiment de l’innombrable. Cadences vives . Un trait remarquable encore: absence complète de symétrie aussi bien au niveau de l’ordonnancement d’ensemble que dans le détail de chacun des motifs . Cela ne fait que confirmer le jeu ici voulu d’une très grande vivacité, comme s’il n’admettait pas de règle par trop évidente ou trop dominante . Intervention des losanges extrêmement discrète, on l’a vu .
D) - Ce tissu dans son emploi et son mouvement : A coup sûr ce damas à petits motifs du XVIé siècle a été tissé pour être porté comme vêtement . Aucun de ses pouvoirs d’expression ne pouvait s’exercer de loin de façon spectaculaire, il devait s’apercevoir seulement comme un léger scintillement, à moins que décor et sentiment de la valeur de la soie se soient fondus en une seule perception, celle d’une présence “unique” parmi beaucoup de monde . Mais on l’imagine aisément, ce damas à petits motifs, dans des rapports beaucoup plus proches : qu’on puisse éprouver de près la subtilité de plis de petite taille, bien formés jusque dans leur détail, peut-être même en fronce, cascade ou ruissellement .
Remarquesterminales
(Suite à D dans chaque lecture)
E) - Les 3 damas du point de vue de la propagation de leurs motifs et de leurs rythmes :
A voirle premier damas(1), on peut être comme retenu “sur place” par ses motifs et ses rythmes à l’intérieur d’une surface même réduite et très délimitée de l’étoffe, mais rythmes et motifs s’éprouvent aussi bien comme se propageant; avec toutefois comme un déclic au changement de l’une à l’autre façon de les envisager . Passage d’un regard à l’intérieur à un regard sur l’étoffe devenant l’extérieur .
Le second damas (2) est celui dont les motifs et leurs rythmes vont le plus se propageant, et ceci va certainement avec la grande taille des motifs ; sans déclic de lancement, les ambivalences motifs/intervalles ont pour effet d’amortir d’emblée, de neutraliser le sentiment du passage de l’intérieur à l’extérieur, qu’il maintiennent en équivalence.
Pour le troisième damas (3) le sentiment est presqu’inverse : de l’étoffe entière, on a perçu d’abord une surface d’ensemble avec ses innombrables petits motifs presque indiscernables, seulement ensuite le regard se ramasse et trouve, découvre, de près, plutôt que des motifs sur un fond, des hybrides de motifs et intervalles étroitement imbriqués, sans qu’il y ait place pour aucune différenciation entre intérieur et extérieur dans la vie du tissu, presque l’inverse d’une propagation extensive de ses rythmes, plutôt des cadences vives et serrées, presque des compacités organiques intensives.
F) - A quelles réalités vivantes et significations spécifiques se rattachent les motifs et rythmes tissés polychromes de chacun des trois damas.
Assurément c’est le damas 2 à grands rinceaux, ocre orangé et gris vert argenté, qui rappelle le plus directement la nature, ses motifs semblent directement issus du modèle des crosses des fougères qui surgissent au début de leur reprise, en début de saison, au mois d’avril . Et de même les tulipes, qui fleurissent à même époque dans le plein air, sont très clairement présentes, à peine stylisées dans ce tissu .
Les petits motifs du damas 3, brins de fleurs ou menus losanges géométriques, eux, se rapprochent sûrement davantage d’un arrangement cellulaire du genre de ceux de nos tissus biologiques, les intervalles entre eux ne valent pas comme un espace externe mais ressemblent, dans leur pouvoir de retenue, à l’espace extracytoplasmique dans les réseaux duquel se trouvent calées les cellules . Avec en plus quelque chose du développement du vivant, dans les rythmes de ces hybridations des motifs/intervalles étroitement imbriquées, envol d’insectes innombrables vus et voyants, semis en ligne et presque miroitant de bacilles ou de petits cristaux en losanges ou bâtonnets.
En revanche avec le damas1 tout est bien à l’échelle de notre corps, de niveau avec ses proportions d’ensemble. Ses motifs sont comme des bouquets qui s’offrent, sceptres et couronnes mêlés en fleurs et seulement devinés, pas vraiment des emblèmes, encore moins des symboles, arrangements pour l’agrément mais ayant effet sur notre intériorité . Les intervalles en labyrinthes pénétrent de leurs rythmes jusqu’en des zones qui sont au-delà de la conscience claire, les motifs prennent des figures qu’on peut croire vues en rêve, elles-mêmes nous regardant dans l’insistance troublante de leurs répétitivités diverses et multiples .
Illustrationsdes trois lectures comparées(1 - 2 - 3)
Voici différentes remarques/propositions 1) - à partir de ce que je sais de la place du tissu dans l’évolution de nos représentations ; 2) - à partir de ce que tissus et voiles me permettent d’exprimer dans mon travail de création. Tout ça se tient généralement assez près d’un certain indicible du tissu, pas loin non plus du numérique.
1) - Dans l’évolution de nos représentations : au début de l’ère moderne - peu avant la Renaissance et aux siècles baroques
- (A) du côté de la figuration des tissus en peinture, le tissu intervenant bien souvent pour rendre présent un certain indicible ;
- (B) du côté de la pensée mathématique avec ses accès ou son refus d’accéder à la base numérisée de toute structure tissée.
A) - Le tissu figuré en peinture ou sculpture rend présent l’inexprimable à son maximum dans les drapés ou certains vastes déploiements d’étoffes parfaitement surprenants, surtout aux XVIé - XVIIé siècles dans l’art baroque. Là les tissus représentés sont pratiquement toujours des tissus unis sans motifs (Le Caravage (1) Rembrandt, Philippe de Champaigne …) . Alors que ce qu’exprimaient antérieurement les tissus à motifs si souvent figurés par les peintres , soieries, velours….jusqu’à la fin du XVe siècle, était beaucoup plus près du numérique. (2) Tout alors en effet était compte ou décompte précis, et pas seulement décompte des motifs, mais des fleurs et des herbes peintes une par une, décompte des feuilles innombrables dans les feuillages , toutes considérées à égalité avec les motifs des tissus . C’était, en même temps que des valeurs symboliques, ce que j’ai appelé “le pouvoir des relais en champs multiples” des motifs » s’articulant les uns aux autres, à partir justement des motifs des tissus figurés. Un pouvoir qui donne souvent, avant l’emploi de la perspective, ses dimensions à l’espace représenté . L’indicible était là du côté d’un émerveillement presque vertigineux devant cet innombrable dans la nature , bien plus que dans les plis des étoffes jusque là raides et construits. Là-dessus je vous renvoie aux chapitres du Langage du tissu . -
1 Le Caravage - La mort de la Vierge
2 Van Eyck - La Vierge à la Fontaine(v.1432)
cliquer sur les images pour les agrandir
B) - Au passage du XVIIé -XVIIIé, Leibniz est là qui tente le calcul infinitésimal des courbes et contrecourbes des plis et entreplis : ne parvenant jamais à les calculer intégralement, il est devant l’évidence d’une présence inaccessible, devant ce qui était pour lui le chiffre de la présence de Dieu . Et bien sûr ceci était tout près de l’indicible présent dans les drapés baroques, présence au moins du mystère, du caché pour servir le sacré (v. 16 éme article). J’ai pu souligner que l’analyse mathématique des plis par Leibniz n’allait pas au bout du compte, ne pouvait aller au bout du compte parce que comme la plupart à son époque il n’a jamais envisagé la numérisation de toute structure tissée, il n’ est jamais allé jusqu’aux fils, jusqu’au compte précis des fils qui composent le tissu et assurent par leur souplesse et leurs croisures innombrables les courbures complexes des plis du tissu dont ils sont physiquement et numériquement les principaux générateurs. Paradoxe significatif : Leibniz, philosophe et croyant, fut l’un des premiers à définir l’arithmétique binaire, base, comme on sait, de la “numérisation” de tous les tissus depuis l’origine - fils de chaîne pris ou laissés par le fil de trame, + ou -, 1 ou 0 -, mais il ne pouvait retenir un passage du spirituel aussi abrupt à la matière . Et le corps que les tissus sont si aptes à revêtir n’était pas considéré par lui, comme par toute son époque ou presque, au même titre que le spirituel.
Je reviens aux temps d’avant la Renaissance, quand les peintres faisaient bien plus volontiers intervenir des soieries somptueuses à motifs. Ils n’étaient pas plus décidés à valoriser les présences corporelles à l’égal des présences spirituelles, pour eux les relais en champs multiples des motifs avaient d’abord l’éclat prestigieux et glissant purement visuel de la soierie plus que sa sensualité tactile. Voir là cependant une phase très significative et ancienne de la présence des motifs dans le champ du numérique : ces décomptes aussi bien des feuilles et des fleurs, des herbes une par une, rejoignaient dans la figuration des tissus le nombre, dans les répétitions et les rythmes des motifs . On peut y lire bien des indications sur comment peut s’établir au mieux le rapport entre les motifs et le corps revêtu de tissu dans le champ du numérique . Car c’est bien l’une des principales questions qui se posent actuellement avec l’emploi du numérique dans les tissages assistés par ordinateur et peut être encore plus nettement dans l’impression numérique à jet d’encre .
Voir aussi en dehors de l’Occident ce qui s’est passé et se passe sur ces questions - tissu, motifs, numérique, indicible - du côté de l’Inde, de la Chine et de l’Islam…
2) - Ma seconde remarque/proposition part de mon expérience pratique de création et d’expression dans mon travail avec les tissus et les voiles que j’imprime: - que les motifs entrent en jeu ou non, s’agit-il de “l’ expression d’un certain indicible » ?.
Je ne prends que cet exemple : là où je touche un certain indicible, c’est avec les transparences dans les parcours offerts au regard entre des voiles et des tissus disposés en plein espace en plans successifs de l’avant vers l’arrière . Dans ces installations (cf. au Musée d’Angers : “Gestes d’aide - Gestes de Tissu” ; ou “Les Taches noires”) se trouve perçu un « tiers- espace » qui n’est ni seulement l’avant-plan ni seulement l’arrière-plan, mais bien plutôt un certain entre-deux malaisément définissable, assez indicible donc . Je suis là assez loin de l’indéfinissable des plis du tissu (v. 1), ces plans de voiles et tissus sont suspendus en plein espace tombant verticalement et sans plis . On peut d’ailleurs circuler entre les plans, de là voir les gens qui passent et être aperçu d’eux de l’extérieur dans ce tiers espace ; les voiles jouent toujours en avant-plan. L’indicible est certainement le fait de ces interférences possibles des regards que nous rattachons consciemment ou inconsciemment à l’ambiguïté dans laquelle depuis l’origine on a toujours tenu le pouvoir du voile . Ici le voile est-il dévoilé ? Ce n’est pas que ça car les tissus opaques qui s’interposent parmi les plans de l’installation en arrière des premiers voiles jouent un rôle aussi important. (comme les corps, les visages derrière un voile) ; ce qui compte en effet c’est le jeu entre transparences et opacité, et en plus sur clair ou sombre, les interférences différenciées de la lumière et de la pénombre . Or un fait qui relève de l’optique et de la physique nous surprend, il est lié à l’emploi (que je fais) de la thermo impression sur ces voiles et ces tissus . Quand les parties imprimées en noir sur le voile du devant se profilent devant des taches, des formes elles-mêmes imprimées en noir sur les tissus opaques de l’arrière-plan , tandis que le regard de l’extérieur est arrêté dès le premier plan par les parties du voile restées claires qui comme d’habitude continuent de voiler ce regard ( clair le voile diffuse la lumière et fait donc écran), en revanche il pénètre en profondeur dans l’installation par les parties en noir du voile vers celles, elles aussi imprimées en noir des tissus d’arrière plan, il n’est arrêté par rien (le noir ne diffuse pas la lumière), le sentiment qu’éprouve le regardant est celui d’une transparence complète en profondeur, “d’un vide entre-deux” à quoi s’identifie alors ce qu’il peut considérer comme assez indicible. v . 3 -4 -5 - 6 -7.
Même chose si le regard rencontre en profondeur une zone de pénombre dans l’arrière-plan, transparence complète depuis les zones imprimées en noir du voile de l’avant-plan. Donc à plus d’un titre intervention de la lumière et de l’ombre . Pour autant il ne s’agit pas de passages subtiles en clair-obscur comme sur la toile en deux dimensions du peintre, les contrastes restent très affirmés et s’établissent en plein espace tridimensionnel.
Mais tout cela n’est possible et réel qu’avec la thermo-impression qui sur le voile peut imprimer le noir sans déposer de matière qui encroûterait inévitablement le voile, bloquerait sa transparence et arrêterait le jeu libre du regard (de même que ce dépôt modifierait radicalement le toucher du voile) . L’encre de thermo-impression dite sublimable (qu’elle soit noire ou de couleurs) arrive, précision indispensable, en flux gazeux sur les fils des voiles et tissus et s’y fixe, s’y polymérisant au niveau moléculaire. Tout est là du domaine de l’impalpable, palpitant, excepté la matière textile des voiles et des tissus (1). Justement, autre précision indispensable, le rôle de la contexture peu dense du voile : fils fins, grands jours entre les fils complètement invisibles quand ils sont noirs sur fond noir ou sombre. Voilà pour l’indicible . Sans les motifs .
Restent les motifs, polychromes ou non, qui peuvent avoir été générés et numérisés par ordinateur et rien n’empêche qu’ils soient eux aussi thermo-imprimés sur voiles et tissus . Ce qui est certain c’est que la multiplicité des couleurs et la complexité de leur dessin brouillera très vite pour le regard les possibilités de traversée libre en profondeur vers les arrière-plans sans pour autant faire vraiment écran . Si les motifs se contentent de l’opposition noir/blanc, les interférences en profondeur resteront relativement simples à percevoir (8) .
8 Répétitivité “motifs et images” - Rythmes, transparences et profondeurs dans les sombres
Avec des motifs et intervalles vraiment polychromes ces interférences sont beaucoup plus complexes à lire et peuvent créer des visions surprenantes quasiment indécidables entre en avant et en arrière. Plus les motifs seront petits, plus d’emblée on sera près du numériques avec les courtes cadences de l’innombrable et plus les interférences pour le regard entre voiles et tissus créeront un sentiment de consistance tridimensionnelle inattendue (comme en mer entre différentes nappes de planctons constamment en mouvement ).
C’est là qu’il faut à chaque fois veiller à ordonner de façon bien spécifique les « motifs à imprimer dans le champ du numérique » . Voilà comment se pose la question du numérique en rapport avec la thermoimpression .
Patrice Hugues
(1) - v. « Voiles et Tissus présences vives », le titre de mon exposition au Musée d’Angers en 2004)
La lumière est ce qu’il y a de plus cosmique dans nos perceptions . Pour cette raison les cultes solaires, on le comprend, ont souvent été au fondement des religions ( Egypte - Amérique précolombienne ….) . Cosmologiques, ces cultes donnaient les dieux dans la lumière se propageant dans l’univers.
Plus tard, au début de l’ère moderne, pour les artistes baroques comme pour les philosophes métaphysiciens et mathématiciens très croyants du XVIIe siècle, Dieu trouvera sa figure en même temps que dans la lumière dans l’incalculable des plis imprévisibles du tissu .
L’électricité des éclairs est donnée à nos perceptions sans que nous puissions percevoir qu’elle est aussi l’électricité qui en nous agit à vitesse comparable comme transmetteur de nos influx nerveux . Dans la zone « contact » des tissus avec le corps quand joue sur nous la lumière les deux se touchent, l’infiniment intime et l’infiniment loin, et c’est par où le courant passe, interférences internes externes. D’où tout l’intérêt qu’il y a étudier les rapports qui s’établissent actuellement entre tissu et électricité (1) . Contact ou Interférences , ce n’est pas la même chose : ainsi 1 - « contact » vaut assurément pour le tissu, le très proche, le rapport immédiat entre intérieur et extérieur et entre les êtres ,.. , très peu pour le miroir ; - 2 « interférences » vaut pour la lumière, les ondes, l’électricité, le très loin, les reflets , le miroir, très peu pour le tissu . - Les lumières électriques artificielles n’occupent pas cette zone « contact » comme la lumière naturelle. Elles sont contact et interférences.
(1) -Un jour on admettra que le désir sexuel dans son accomplissement est lui- même du domaine de l’électricité
De même est du plus grand intérêt l’étude de « toutes les lumières réverbérantes » qui du plus loin touchent le plus notre intériorité à proportion de leurs parcours cosmiques jusqu’à ces surfaces réverbérantes qui sont capables de rendre la lumière amortie reçue indirectement et d’en emplir en douce intensité toute l’atmosphère ambiante - Exemple la façade d’ immeuble qui reçoit sa lumière par réverbération de l’ immeuble d’en face de l’autre côté de la rue . Ces parcours de la lumière empruntent bien finalement pour gagner notre intériorité ces voies réverbérantes qui ont le don de nous transporter en plein mystère, pris sous leur charme. Réflexion indirecte, réflexion amortie, il ne s’agit pas d’un reflet au sens propre, mais de quoi alors ?. La peinture classique , religieuse ou profane, a bien souvent pris là son départ ou trouvé là sa résonance . De même la réflexion philosophique classique y a souvent trouvé ses figures, ses images . - Ainsi Leibniz prend-il la figure de “la maison sans fenêtre” et de l’Entre-pli, qui supposent lumière et tissu, pour définir l’entre-deux, le passage entre l’âme/intériorité et le monde/extériorité .
S’il s’agit du Miroir au lieu du Tissu, ces « passages » se présentent tout autrement, comme à l’inverse . Tandis qu’avec le tissu, au niveau du plus proche, du plus immédiat, celui de nos perceptions “ordinaires”, le trait d’union charnel-spirituel s’incarne et se ressent comme allant de soi dans la réalité que nous vivons à son contact, le trait d’union manque évidemment entre les deux usages du miroir les plus prenants dans la proximité. Ces deux usages sont en effet en même temps les plus opposés - “Miroir le plus charnel” (- Miroir, mon beau miroir, suis-je la plus belle ?) et “Miroir spirituel” (pur de toute tache et dans tout son éclat, il nous donne un reflet symbolique de la perfection spirituelle, voire de la perfection divine) . Entre les deux le trait d’union est impossible, ils se repoussent l’un l’autre . Où est l’incarnation du spirituel? En effet si la lumière et les reflets de la lumière que nous renvoie le miroir peuvent symboliser le spirituel, en revanche le corps reflété ne parvient pas à un niveau symbolique de cette portée (une exception redoutable : le cas de Narcisse) . Il n’a pas un statut pareil qui lui permette de s’unir à égalité à la lumière des rayons qui peuvent venir depuis l’infini, ou au moins de très loin, frapper le miroir “spirituel” . L’intégration est impossible .
Pour le miroir, c’est, au contraire du tissu, entre le niveau le plus étranger au vivant, le plus “inorganique inerte” (en ce sens le plus matériel) , appartenant le plus à la “physique” du miroir, à l’optique, et d’autre part son niveau le plus “mental”, le plus spéculatif (”le plus réfléchi”), que le trait d’union est le plus aisément établi . En effet dès que l’on pense au rôle des rayons de lumière, aux faisceaux de photons qui frappent le miroir et que celui-ci nous renvoie, dès qu’on se place ainsi au niveau des particules et de l’atome (photons-électrons), au coeur même du territoire de la “Physique”, on se place en même temps au coeur d’une démarche scientifique, de caractère purement intellectuel à partir de l’objet-miroir . Même si les deux curseurs - valeur physique et valeur spéculative - restent tout de même très à distance l’un de l’autre.
Lumière et corps n’ont assurément pas besoin du miroir pour se rencontrer et s’unir. Et en ce cas la lumière sensible joue physiquement avec le corps, de façon immédiate, et bien moins de façon symbolique. Or le tissu peut avoir directement sa place dans ce jeu, le miroir, non ou guère . Là le jeu des photons qui sont la lumière et ses reflets par le miroir, le jeu des particules de la physique n’ont pas à entrer en ligne de compte et n’ont guère à être analysés comme tels dans un jeu pareillement direct . Tandis que les fibres et microfibres qui composent les fils du tissu finalement ne doivent pas échapper à l’analyse dans le jeu direct du tissu avec le corps et ses tissus (2 et 3). Seule ressemblerait à ce jeu par contact direct, du côté du miroir, la légère chaleur éprouvée si le corps reçoit du miroir une lumière réfléchie assez intense et c’est tout de même par le jeu des photons. D’autre part quelque chose va changer dans le rapport du corps et du tissu avec la lumière à partir des fibres optiques qui vont pouvoir être tissées .
1 - tissu figuré en peinture
ou 2 et 3 - jeu direct du tissu avec le corps et ses tissus
Le tissu, lui-même, s’il entre dans ce jeu du miroir, s’il entre dans l’image réfléchie, ou s’il est figuré en peinture (1) comme dans un miroir (le tableau), il y perd une grande partie de ses pouvoirs, en tout cas son pouvoir d’immédiateté. Il échappe alors difficilement aux points de vue métaphysiques qui ont si longtemps prévalu, tissu agent du caché, du mystère servant le sacré. Mais les pouvoirs d’ambivalence du tissu (ici dans le jeu entre tissus figurés et tissus réels) sont tels que le trait d’union peut tout de même s’établir .
Avec le miroir, il n’y a pas semblable intégration des deux rives, le sujet et son image reflétée restent chacun de leur côté reliés seulement par la lumière sans vraiment pouvoir se rencontrer au niveau de l’immédiat . C’est à peine s’il est d’un quelconque intérêt de toucher le miroir. Le miroir ne crée aucun trait d’union, il crée au contraire la distance, la faille entre deux présences . Mais toutes les illusions sont possibles avec le miroir, plus ce que l’imagination s’invente de l’autre côté du miroir.
Echelles multiples - Ruptures de Registres ? - Cet article reprend les propositions du Cahier III au chapitre 4 . Certaines ont évolué ou se sont simplifiées en serrant de plus près la question et même l’actualité, elles changeront encore. La question se pose en bien des domaines mais c’est constamment la réalité du tissu et sa place dans notre vie qui me donne l’éclairage.
Les merles sont des oiseaux trop lourds et trop gros pour les feuillages qui les portent dans les haies, ils les font se balancer exagérément, ils ne sont pas à la bonne échelle, l’échelle des feuilles de charme, de noisetier, de troène, surtout de troène. C’est un exemple de rupture ou distorsion d’échelles. Surtout si survient une mésange bleue pour rappeler à un juste rapport d’échelle avec les feuillages.
Mise en ordre à différentes échelles d’organisation - mottes de terre et motifs du tissu. Problème de changements d’échelles suivis au plus près. Des mottes de terre indécises et l’insignifiance des motifs des tissus ? Mottes de terre mises en ordre à notre échelle par les labours puis dans le champ de blé ; l’ordre vient alors, depuis l’indistinct de la terre, dans l’organisation des tiges de blé en compte innombrable et de leurs épis aux grains eux aisément comptables, on a plusieurs fois complètement changé d’échelle. Motifs d’un tissu : beaucoup n’y voient “qu’une effervescence insignifiante qui n’est pas plus qu’une motte de terre indécise et douteuse au bord de l’ornière, laquelle évidemment ne figurera pas à l’échelle d’un plan ou d’une carte sur un itinéraire d’ensemble”, à une échelle beaucoup plus réduite que celle du regard sous nos pas ? - Cette effervescence insignifiante est celle à quoi m’a semblé, d’abord, se limiter le jeu des motifs sur le tissu quand j’ai commencé à m’intéresser au monde du tissu. Si peu de chose, comme la plupart des gens le diraient aussi si on leur demandait de s’exprimer verbalement là-dessus. J’étais loin de compte sur l’organisation des motifs .
Mais quelque chose m’avait certainement frappé concernant l’échelle selon laquelle on approche le plus immédiatement les réalités, ici les motifs. Venant de la structure du tissu, surface ou plan, de ses fils et des fibres, à peine perceptibles à l’œil nu, qui la composent, il y a l’ordonnancement régulier de ces motifs répétés sur l’ensemble de la pièce d’étoffe . Quatre échelles ou trois : 1- celle des croisures fils et des fils, 2- celle des motifs, 3 -celle de la pièce d’étoffe déployée, à quoi l’on peut opposer 4 - vers le plus petit, l’échelle presque microscopique des fibres composant les fils … J’avais dès ce moment-là, donnée par l’habitude du tissu, l’indication de l’intérêt et de l’importance des problèmes d’échelle. Lesquels apparaissent de plus en plus aujourd’hui comme des problèmes décisifs.
C’est évident, en lecture multiperceptive, la structure tissée établit sa cohérence par compte et nombre, depuis le nombre de ses fils rigoureusement comptés, mais aussi par changement d’échelle de nombre à nombre ou ordre de grandeur à ses différents niveaux d’organisation. 12/08/06
Le Tissu - les tissus biologiques et la terre- Les tissus, si près de nos tissus biologiques, s’offrent comme modèles d’approche vers ceux-ci. Si l’on veut parvenir à se représenter le vivant dans toute sa réalité, il est indispensable de saisir le vivant simultanément à ses différentes échelles, lesquelles correspondent chacune à ses différents niveaux d’organisation; le tissu nous aide et nous engage sur cette voie parce que d’emblée il se révèle à la vue et au toucher dans son unité à différentes échelles, aux différents niveaux d’organisation de ses composants, macromolécules polymères, fibres, fils, pièce entière, avec en plus éventuellement les échelles différentes de ses grands et petits motifs.
- Il n’y a que la terre fraîchement remuée (mouillée ou non) pour avoir à l’oeil nu, sans aucun grossissement, un aspect similaire; ce qui dans nos représentations les plus habituelles - de même que le tissu se rapproche du corps - a toujours rapproché le corps de la terre, où il retourne mort (du moins pour les peuples inhumants). Les composants minéraux de la terre sans doute sont inertes, mais certainement la couche arable et l’humus contiennent d’innombrables bactéries qui sont du vivant,d’une bien autre échelle, plus d’innombrables déchets organiques qui eux sont à l’échelle de nos tissus vivants.
Comment trouver le raccordement entre l’incroyable simplicité des tuyauteries de notre vie « organique » selon notre perception immédiate, parfaitement cohérente tant que la vie dure, et l’extrême complexité de la vie au niveau des cellules, des molécules, de nos gènes et des agencements neuronaux de notre cerveau ? Simplicité « organique », d’une part, que nos sensations, plus anatomie et physiologies pratiques, nous rendent perceptible de façon au moins approchante, et, d’autre part, complexité immense au niveau de la vie moléculaire qui n’est pas à la portée de nos sens et guère perceptible. Enorme distance et apparemment discordance d’échelle entre ces deux dimensions de la vie. Alors rupture d’échelle, rupture de registre ? - La discordance de dimension et de complexité entre une part et l’autre de notre réalité vivante rappelle l’importance décisive du problème des changements d’échelle . S’y habituer. Le plus remarquable est qu’il y ait « cohérence organique » entre les deux niveaux cités ici dans la vie de l’être. Seule la première part, tuyauteries simples, formes externes et internes du corps et de ses organes, parvient à notre perception, y compris ce que nous en donnent nos sensations interoceptives . L’autre part suppose toute la longue édification de la connaissance scientifique par des appareillages scientifiques, un connaissance donc indirecte et différée …à une tout autre échelle et à la portée seulement des chercheurs . - La vie même, en train de se constituer - dans la gestation de l’enfant et l’organisation progressive de ses composants biologiques, gènes, cellules, organes, formes du corps entier qui va naître -, elle s’offre dans son unité dynamique à la vue et au toucher à différentes échelles, selon ses différents niveaux d’organisation, jusqu’à ce qu’on appelle « l’échelle humaine » de la personne entière.
ambiguïté d’échelle des motifs sans rupture de registre
Fils et fibres - Acariens et bactéries . Rupture de registres - rupture d’échelle ?Pour le tissu il semble tout de même exister une certaine rupture structurale et « de registre » quand on passe des fils aux fibres (du comptable au non dénombrable), il y a là dans nos perceptions une limite au-delà de quoi on peut croire aussi à une rupture de registre/rupture d’échelle, les deux à la fois. Mais plutôt retenir qu’il y a simplement simultanéité de différentes échelles car la cohérence est totale entre ces deux niveaux d’organisation du tissu, fils et fibres. En fait le plus souvent quand il y a une rupture d échelle, il n’y a pas forcément une rupture structurale de registre, les passages restent possibles. Cependant quand l’anthropomorphisme règne, des questions se posent. Ainsi quand on passe de la reconnaissance des formes de notre corps, de celle des formes dans le monde animal encore reconnaissables par nos sens avec pattes, yeux, corps et qu’on va jusqu’à celles des acariens qu’on ne peut plus qu’à peine percevoir, formes à peine vues, cela nous dérange, il y a là un seuil….A beaucoup plus petiteéchelle, bactéries et bacilles, non visibles sauf au microscope (beaucoup plus grossissant que pour les acariens), ne nous dérangent plus du tout. Il n’est plus question de reconnaître dans les formes de ces microorganismes quoique ce soit d’analogue à celles du corps humain qui est notre référence catégorique, ni membres, ni yeux, ni tête, ni abdomen. Avec ce saut, on est apparemment en rupture d’échelle/rupture structurale de registre et cependant, dans le domaine du vivant comme dans le domaine du tissu, dans l’entre-deux ce n’est pas le rien, ni le vide, la cohérence est entière dans ce bio-système. Le trouble naît de notre anthropomorphisme dérangé. Ce trouble n’est pas qu’une question d’échelle, il s’y mêle nos réflexes de défense organique. Allons plus loin. Les bactéries présentes dans le corps ne sont pas dangereuses pour l’organisme tant que celui-ci a toute son intégrité et toute sa santé (fonctions d’épuration en particulier dans la digestion et le tube digestif). Ces microorganismes ne deviennent dangereux que si l’équilibre de la santé, la cohérence de notre organisme est en cause et qu’il leur laisse franchir ses frontières internes. On peut reconnaître là une abolition négative de l’entre-deux plutôt qu’un effet de rupture d’échelle. Ajouter que bactéries et acariens, les deux ne sont pas vus d’un même œil : les acariens ne sont pas des nettoyeurs mais plutôt des prédateurs : même s’ils s’alimentent de peaux mortes, ils sont des parasites gênants. Mieux vus contre mal vus si l’on peut dire : les bactéries à des échelles franchement microscopiques sont vues d’un œil plus favorable, et naturellement les acariens sont vus d’un très mauvais œil parce qu’ils ont le tort d’être juste un peu en deçà de la limite d’échelle du directement perceptible. C’est ce qu’on peut appeler « un effet de seuil », rien de plus.
- La connaissance que nous avons maintenant de la vie et du rôle des bactéries (y compris dans « la fiente de nos viscères » , une expression d’ Odon, deuxième abbé de Cluny , IXe - Xe siècles, prêchant le dégoût du corps) nous mène à la même échelle que celle de nos neurones, et en même temps à la même échelle que celles des composants miniaturisés de l’ordinateur ( et de tout les systèmes électroniques des produits Hi-Tech ), à des nombres du même ordre de grandeur . Et cette connaissance nous permet d’approcher plus volontiers, autrement, le rapport entre la conscience et le vivant, sans être désormais retenu par aucune rupture de registre entre les deux , d’autant plus que cette connaissance progresse en biologie avec l’aide de l’ordinateur.
Un risque positif - Attention ! au changement d’échelle il y a risque de vertige et pas seulement dans l’espace, également dans la durée . Pour les échelles du temps, le changement d’échelle est souvent refusé, ce qui donne au seuil pour nos mémoires et nos histoires buttées et ruptures de registre . De même au seuil peuvent surgir des » « entités métaphysiques ». A notre époque ce sont aussi des « glissements » qui se produisent : dégâts à craindre, perte de repères et ces glissements n’ont guère de valeur structurante ni cohérence . Obama se réfère aux « pères fondateurs », des USA, il tient à ce repère, il admet la propagation d’une métaphysique religieuse, le risque se tient tout entier dans le leadership US qu’il maintiendra, il n’aura pas d’infaillibilité , mais il aura fallu ce risque, il peut être l’agent d’adaptation au changement d’échelle dans l’espace et dans le temps, du national au mondial, son pas arrière s’ouvre, c‘est presque sûr, sur une Modernité non close, « avant - arrière ».
Echelles mutiples - Ambiances - souvenirs d’enfance -Tissu - Du fait que le tissu, ses plis et replis se lisent au moins à deux échelles - ample l’une, celle des plis et du tissu entier, l’autre très près du très petit détail et de l’innombrable, celle des fils, des croisures de fils -, il nous donne, entre le mesurable, le précisément comptable et l’immense, l’équivalent d’un sentiment d’ambiance et les enfants y sont particulières sensibles. L’exercice, la gymnastique, de saisie simultanée d’échelles différentes que permet le tissu n’est pas d’une autre nature que l’addition - dans les souvenirs d’enfance remémorés - de la prise des plus petits détails par l’enfant dont on se rappelle le sentiment toute la vie durant (1èreéchelle) et de la pratique adulte et quotidienne au présent d’une prise/connaissance/expérience selon un beaucoup plus grand rayon d’action par notre personne adulte (2ème échelle). - C’est autant dire et relever qu’un certain non mesurable, malaisément situable dans l’espace et le mouvement de la lumière, est le fait des ambiances .Il n’y a cependant pas là de rupture de registre. - Les jeux d’échelles différentes et simultanées ou la simultanéité d’échelles différentes font vivre ce genre de passage.
Deux Illustrations - Sur les pouvoirs d’extension et de continuité du tissage dans une parfaite ambiguïté d’échelle et de situation.
- Quelque chose d’un vertige des hauteurs
Ici 5 échelles différentes se trouvent conjuguées, échelle de la serviette ou de la nappe entières (1)
plus celle des croisures de fils (2), plus celles des différents carreaux de la serviette (3 , 4), plus celle des carreaux de la nappe (5 )
Le tissu nous habitue à percevoir simultanément des échelles multiples. Sans aucune rupture de registre, au contraire dans une complète intégration. Ainsi les plis imprévisibles que peut former un drap de simple toile deviennent dans la même perception les équivalents de très grands reliefs, parce que nous pouvons les ressentir comme rendus à l’échelle de l’immense par leur mise en rapport directe de composition avec la très petite échelle des croisures de fils de la toile dont ils sont faits, croisures parfaitement visibles, en comptes innombrables, rigoureusement organisées dans la structure de son tissage. Quelque chose d’un vertige des hauteurs saisit alors la vue, cependant tout est très proche et s’offre immédiatement à la main et au toucher. 13/02/07
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- Regarde une touffe de foin vert sous le vent . A 6 mètres . Regarde un groupe de hauts frênes, plumeaux agités par le même vent . A 50 mètres, et hauts au dessus du pré . Mêmes courbures, même allure, et les épis vert doré, sur plus sombre, sont comme les houppes finement dessinées des feuillages aux hautes ramures des frênes d’un jeune vert. A peine si celles-ci se chargent plus réellement d’ombre dans la lumière du ciel. C’est seulement la distance, l’élévation, la taille qui les distinguent des foins. Mais je peux concevoir les uns et les autres tissés et rassemblés sur la bordure d’un même châle. Le modèle pourra être indifféremment ou le bouquet d’arbres ou les touffes de foin. L’un vaut l’autre en tissage. Par ces pouvoirs miraculeux d’extension et de continuité qui sont ceux du tissu. Le tissage passerait aisément de l’un à l’autre, rejoignant le près et le loin, le grand et le petit, dans une parfaite ambiguïté d’échelle et de situation. Telles sont les propriétés du champ tissé.
Châle de soie à décor tissé - Angleterre, début du XIX e siècle
- Dans les bordures de ce châle il se joue « une partie à échelle variable », comme dans le jardin d’Alice au pays des Merveilles. Chacun des grands motifs gerbés du châle conduit notre sentiment dans un constant aller et retour depuis les grandes fleurs du bouquet vues de très près, en claires luminosités blanches, beige doré, mauve, rouille orangé, rouge pâle, jusqu’aux panaches en bordure de gerbe, travaillé par le liseré du tissage en de nombreux détails semblant d’ échelle réduite (par rapport aux fleurs), vus comme à des lisières dorées et lointaines au bord de l’ombre des bois, vers le champ central du châle beaucoup plus sombre. Dans une extension parfaitement cohérente, parfaitement continue du tissage, motifs en sergé clair se déployant sur le satin profond des intervalles, vers ce champ central immense et libre. (v. Le Langage du Tissu pp. 376 et 387)
C’est sans doute Aristote qu’il faut citer en premier . C’est lui qui engage le plus nettement la phase de démarrage et d’essor, bientôt contraignant, du « repli réflexif » , c’est à dire la marque de la pensée de l’occident, surtout Europe . Encore plus nettement que Socrate et Platon peu avant lui .
Réécrire ses livres, notamment la Physique, la Métaphysique et la Poétique, avec les connaissances et la technologie poussées où elles en sont aujourd’hui, ce serait à faire comme une nécessité étant donné que les textes d’Aristote font toujours foi . 60% des occidentaux suivent sans sourciller ces textes quand ils se mettent à penser, et encore plus sans y penser, malgré cet abîme de non-connaissance et de non-technologie qui sépare le temps d’Aristote du nôtre. On se demande bien pourquoi il font toujours foi ces textes : comment cela se peut-il ?
Dans le domaine du Tissu l’exemple est bien connu d’une mise à jour particulièrement indispensable, d’une correction rigoureusement nécessaire par l’inverse en rapport avec les progrès des technologies. Aristote justifiait l’esclavage : sans les esclaves pas de production textile ; « pour qu’on puisse s’en passer, disait-il, il faudrait que les navettes marchent toutes seules »,… ce qui selon lui ne sera jamais : inconcevable ! Les métiers à tisser industriels d’aujourd’hui sont tous automatiques et les « navettes volent toutes seules », quelques tisserands et techniciens suffisent à la surveillance de nombreux métiers . Ces vues d’Aristote ne peuvent être prises, comme on l’a fait souvent, pour une prophétie . Que vaut une prophétie à laquelle son auteur est le premier à ne pas croire et qu’est-ce qu’une prophétie que l’avenir inverse ?
Aristote …pour nous ? Incroyable, c’est vers - 330 av. J.C….et on se réveille sans savoir qu’Aristote est toujours derrière le stock grossissant des écrits et discours philosophiques que nous consommons . Tout leur fond principal est le réemploi non critique « du total mode d’emploi » établi par Aristote, autrement dit : nos « Universaux ». On ne se demande guère ce qui manque dans ce mode d’emploi. On en vient rarement à se poser la question : tout cela n’est-il pas simplement la grille de lecture et de pensée d’il y a 24 siècles …tant nos habitudes mentales l’admettent comme allant de soi ? Tout de même que vaut - elle pour nous aujourd’hui, cette grille de lecture du monde? Elle aurait tout dit : plus fort que la Bible ? C’est tout le commentaire qui en a fait un dogme ! Rien à dire contre Aristote dans son IVe siècle av. J.C. mais comment se fait-il qu’on ait crû pouvoir tout en tirer? Réponse : parce qu’on s’est affirmé sans trembler :” Tout y est “, … c’est un invraisemblable dressage . Quel repassage peut venir à bout d’un pli si fortement marqué ?
Tyrannie du Logos et de la langue ? Il y a de ça .
Une remarque : Pourquoi, de l’Antiquité greco-romaine ce sont seulement les mots, parmi tant d’autres vestiges, qui nous paraissent les plus actuels, utiles dans nos propres mots sans changements formels radicaux (notamment comme racines étymologiques ou en citations textuelles traduites ou non) et pour beaucoup d’entre eux sans même nécessité d’une resituation dans leur contexte d’époque ? Pourquoi plus immédiatement utiles et actuels les mots que les monuments et la statuaire antique? Bien souvent termes pour termes : Platon… Sénèque… Augustin. Pourquoi premièrement les mots ? Et aussi les mathématiques antiques, lesquelles ont été certes prolongées mais jusqu’ici jamais abolies, ni ruinées (valeurs des signes abstraits en dépit des limites étroites des modes de numération grec ou latin) ? Les deux fois, des agents de prise de distance indiquant le premier grand essor du « repli réflexif ». Tout le reste, à côté, est du ressort de l’archéologie, les destructions, les guerres, les ruines sont passées dessus . A ces dommages qui laissaient intacts seulement les mots - au moins d’importants fragments de texte - , les discours de la sagesse philosophique ou religieuse, de Saint Augustin par exemple, ont ajouté une distance spirituelle supplémentaire vis à vis du corps, presque une haine du corps.
Comment Aristote et le Logos ont-ils eu raison de tout sur 24 siècles d’ Occident (¨+ les transmissions par la pensée arabe) ? Qu’est-ce qui fait croire que l’énoncé et les mots grecs d’Aristote , du IVe s av. JC, ont pu atteindre une qualité inaltérable, bons pour toujours, sans rien qui manque? Quel somnifère ou quelle cécité sont intervenus ? Comment les nommer, ces deux-là ? Théologie, Raison, Lumières … même Science (occidentale)…c’est embêtant qu’on doive en venir à retourner tout ça. Suffit sans doute d’en prendre en compte seulement la moitié et de garder la place restante pour d’autres langues que celle d’Aristote . Ce n’est pas Aristote le responsable, mais toute la suite des “édifiants édificateurs”(exemple particulièrement remarquable : la captation de l’héritage d’Aristote par St Thomas d’Aquin), tous plus édifiants les uns que les autres . “Tout y est ! » … Sauf que le “Tout y est” n’a pas eu à se battre contre une autre Raison que la nôtre, ce qui advient aujourd’hui .
La ” Mémoire culturelle ” ça a du bon, mais elle ne doit pas devenir “une oubliette” pour ce qu’elle n’ a jamais connu ou pour ce qu’elle ne sait jamais vraiment connaître qui soit autre qu’elle-même .
Choc en retour, on constate tout de même une lacune dans les commentaires sur les livres d’Aristote : rien, aucune ouverture sur ce qu’il a pu écrire ou ne pas écrire sur habillement et modes vestimentaires ; les commentateurs s’en seraient voulu de trouver et citer quoique ce soit de lui qui aurait annoncé l’importance prise par la mode ; l’homme est « un animal politique » disait Aristote, comme tel peu importe s’il est vêtu .
Il y a dans les tissus du Pérou précolombien une autre part tout aussi remarquable, qui est parfaitement énigmatique, on est frappé par l’opposition entre deux principaux types de motifs, dans leur ordonnancement dans et sur le tissu et en même temps dans leur mode de tissage :
- entre d’un côté principalement en tapisserie (1 et 3) des motifs « d’ Hybrides menaçants» anthropo-zoomorphes selon des répétitivités en partie variantes, souvent sur « champ libre »,
1 - Tapisserie enveloppant une momie - Nécropole PARACAS ( av. 600) 275 x 157 cms
- et de l’autre (2), ces rythmes combinatoires complexes avec des répétitivités très strictes des motifs, évoqués dans le précédent article, principalement le motif de l’oiseau-contraste aligamari, où le jeu du rapport motifs/intervalles prend toute son importance, dans les tissages en double étoffe et les gazes et même quelquefois dans les tissages en « tapisserie ».
L’oiseau aliqamari des sacs agricoles wayunas (pour les femmes?) (2), - aliqa ou contrastes de couleurs de son plumage - est comme motif si souvent présent le rappel de “toutes ces choses qui ne peuvent pas aller ensemble” ( exactement comme l’interdit judaïque : pas de mélange au tissage de fils de laine /”fibre animale” et de fils de lin ou chanvre /”fibre végétale”). C’est déjà l’interdit et la Loi . D’accord avec les remarques du R.P. Bertonio (XVIIe) .
2 - Double étoffe , fils de coton deux couleurs - Chancay , vers 1000 à 1300 de notre ère
Cela vaut pour tant de tissus double-étoffe et toutes les répétitivités et combinatoires régulières des motifs de l’oiseau avec inversions , tête-bêches , retour …, changements de sens, retours encore, dans des rapports chocs…. une dynamique des forces vives. Tellement captivant tout ça ! (2)
Les gazes présentent, elles aussi, de remarquables ordonnancements réguliers du motif, l’ oiseau là encore très souvent. L’oiseau, motif répétitif, peut s’accommoder de têtes humaines (trophées) mais à peine repérables presque irreconnaissables : ici, comme souvent dans les “double étoffe”, on les aperçoit aux pointes de triangles d’intersections des changements de sens (v. Chancay n°1322) . Cela apparaît quelques rares fois déjà dès les gazes Paracas .
Dans la culture Paracas (- 300 à 600 ap. J.C.) il n’est pas sûr que les motifs régulateurs de « l’oiseau contraste » aient déjà vraiment coexisté avec les hybrides menaçants des tapisseries dont on enveloppait les momies des nécropoles. Sur les gazes Paracas on a quelques exemples de motifs zoomorphes ou même anthropomorphes . Mais ce qui est sûr c’est qu’existaient déjà dans les tissus double étoffe et les gazes de la culture Paracas ces grands décors structuraux faits d’obliques changeant de sens, en « escalier », qui vont être un trait fondamental des tissages des cultures qui ont suivi pour les ordonnancements complexes des rythmes répétitifs reprenant le motif constant de l’oiseau aligamari dans les tissus double étoffe et les gazes.
3 - Tapisserie (détail de 1) 6 couleurs de fils - Nécropole Paracas (300 av. à 600 ap. J.C.)
L’ énigme en cause ici tient à ces deux systèmes d’expression des convictions et de signes absolument contraires :
- d’un côté (1 et3) les inévitables hybrides menaçants (à têtes humaines trophées) proches des sacrifices humains pour conjurer les menaces cosmologiques, indispensables aussi pour affronter l’au-delà (tapisseries enveloppant des momies), - là on est du côté mythico-rituel et “paroxysme religieux” (note 1*) ;
- de l’autre (2) on est avec les contrastes rigoureusement ordonnés du motif de l’oiseau aliqamari (présents en réalité dans les couleurs de son plumage) qui rappellent, rythment, combinent en les opposant ” toutes ces choses qui ne peuvent pas aller ensemble”, qui ordonnent et régularisent, on est là du côté des interdits et de la loi, des fonctions sociales et d’un ordre social maîtrisé. Evidemment sans aucune hybridation.
De l’un à l’autre c’est exactement l’inverse .
Il est donc survenu un contrepoids “pacifiant”, régulateur, nécessaire, qui indique que la vie quotidienne et les travaux agricoles n’auraient pas été possibles avec seulement l’angoisse des menaces cosmiques ou même simplement météorologiques qu’expriment à l’opposé comme hors de toute maîtrise humaine les hybrides menaçants.
On ne saurait trop insister sur ces deux niveaux d’expression des convictions, présents simultanément ( sans doute dès les textiles paracas et jusqu’à la fin de l’empire Inka) : 1 - paroxysme religieux (les hybrides) - 2 -régularisation et régulation sociale (les contrastes et changement de sens générés à partir d’un motif unique et clairement lisible, en premier lieu le motif de l’oiseau aligamari). Equilibre recherché entre les deux niveaux. On pense aussi aux Calendriers qui rythmaient les travaux agricoles aussi bien que les rituels sacrificiels en rapport avec les observations astronomiques . C’est sans doute là un autre trait marquant des structures mentales des précolombiens que nous signalent les tissus et leurs motifs plus expressément encore peut-être que leurs autres modes d’expression (ex. céramiques, reliefs, fresques et même architecture).
Ce qui revient à dire que dans cet équilibre le tissage, les tissus (et leurs comptes de fils) jouaient le rôle d’ agents essentiels de civilisation . « Du tissu par excès », cela peut s’entendre tant ces cultures du Pérou précolombien ont porté d’intérêt au tissu comme à une ressource particulièrement précieuse.
Sans avoir vraiment besoin d’aller jusqu’à l’écriture pour cela . Il faut insister là-dessus davantage que sur une évolution historique qui aurait fait passer l’expression des motifs d’un «temps des hybrides » au temps ultérieur impliquant des exigences de régulation d’une société plus organisée (Chancay et empire Inca). Ces exigences s’exprimaient davantage dans les répétitivités régularisées avec le motif de “l’oiseau-contraste”. Mais les deux niveaux d’évolution ont très probablement joué ensemble, l’un et l’autre, croyances et fonctions sociales.
Patrice Hugues
Images: collections du Musée de Lima ( MNAAHP)
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________________________________ note 1* - pour ces hybrides menaçants un trait constant : tous les signes pouvant être yeux et bouches d’une face sont saisis et viennent redoubler l’hybridation par une face supplémentaire s’ajoutant à un premier étage déjà à demi anthropomorphe.C’est particulièrement visible sur les illustr. 1 et 3.
Ces articles (12 ème et 13 ème articles.. ) viennent comme la suite de l”article sur les Aborigènes d’Australie (et du chapitre 2 du CahierIII). A leur sujet je proposais de parler du « tissu par défaut », car ils n’ont jamais eu de tradition de tissage. C’est tout l’inverse à propos des cultures du Pérou précolombien : on peut parler là au contraire « du tissu par excès », tant ces cultures ont porté d’intérêt au tissu comme à une ressource particulièrement précieuse. Comment ? Pourquoi ?
Premières données sur les tissus péruviens Précolombiens
Les Péruviens précolombiens (….Cultures Paracas, Nascas, … Chimu, Chancay … Quechuas de l’empire Inca) ont été de fabuleux inventeurs de tissus . Ils ont su utiliser et combiner avec un sens remarquable de la variation et de la rigueur toutes les implications spécifiques du tissage, découlant de points de départ très simples . Implications abstraites des comptages qui finalement deviennent complexes, et respect des impératifs concrets de solidité du tissu. Equilibre entre structure tissée et venue des motifs : intégration des deux poussée au plus loin. (Force d’intégration)
Les métiers à tisser des Péruviens d’époque pré-incaïque - contemporains des premiers siècles de notre ère - restaient extrêmement simples . La chaîne était montée sur des bâtons et suspendue en hauteur. A l’autre extrémité elle était liée au corps du tisserand ou de la tisserande au moyen d’une sangle . Pour disposer d’une plus grande longueur de chaîne, le tisserand se plaçait parfois dans un trou . Pas de bâti, pas de cadre non plus mais simplement des lames de levage . Largeur maximum des tissus : 75 cm, longueur : 2 à 3 m. Au Pérou les fils de chaîne étaient le plus souvent en coton, la trame souvent en fils de laine très fins de vigogne sauvage, en laine de lama, ou bien alors elle était elle-même en fils de coton .
On est stupéfait de constater à quelle variété de contexture et à quelle complexité parvenaient les tisserands ou tisserandes de l’ancien Pérou avec des moyens qui restaient d’une telle simplicité . Tissus à deux chaînes et deux trames (ou plus) : tissage en “double étoffe” . Tissage en tapisserie, gazes et tissus à jours, réseaux à l’aiguille, à points bouclés, semblables ou presque à la dentelle de Venise, réseaux à poils coupés analogues dans leur principe à nos velours…
1
Le cas des tissages en “double étoffe” 1 Dans leur principe ils consistent dans le tissage superposé de deux couches de tissu et donc de croisures de fils, qui échangent de l’une à l’autre leurs positions et leurs couleurs : d’une face sur l’autre ce qui est couleur des motifs devient celle des intervalles ou fond et réciproquement. Pour les changements de position des couleurs le (ou la) tisserand(e) faisait passer les navettes de trame d’une face à l’autre en écartant à la main directement les fils de chacune des chaînes, - pour que celles-ci apparaissent à leur place à l’endroit -, sans autre agent de séparation pour déterminer le levage et sans interrompre la continuité des armures de chacune des étoffes, sans faille ni fente, aux comptes précis de fils qui le réclamaient selon le décor. Dans ces conditions le tissage en double étoffe permettait d’obtenir un décor fait de contrastes toujours surprenants et apparemment complexes en complète intégration avec la structure tissée , décor et contexture ne faisant qu’un. Des rythmes finalement simples, mais qui sont de très fortes expressions tissées, résultent de cette identité ; en même temps écarts jouant en logique opposition. A ce jeu des différences et des oppositions éprouvées dans un système structural au tissage, les gestes du (ou de la) tisserand(e) pouvaient prendre par eux-mêmes valeur symbolique, être agents d’enregistrement rituels ou symboliques dans le tissu, donner valeur de signes à ses motifs .
2 Tissage en”Tapisserie” - époque pré-incaïque récente - coton, laine de vigogne pour les fils de trame de plusieurs couleurs, ils sont les seuls à apparaître (chaîne cachée , fils de coton)
Décors, rythmes structuraux et tissage 2
Dans les étoffes péruviennes précolombiennes, tantôt c’est le décor qui semble découler du tissage, tantôt c’est le tissage qui semble découler du décor . Dans les deux cas la contexture et le décor s’établissent étroitement l’un pour l’autre au maximum des possibilités . Les motifs, présents de façon répétitive, fréquemment assez petits - des oiseaux, des félins (des jaguars), des silhouettes, rarement des végétaux…, parfois des hybrides tout à fait émouvants d’oiseaux et de regards humains - prennent une très grande force rythmique en s’insérant dans des jeux de lignes géométriques, souvent des diagonales qui changent sans cesse de direction et acquièrent de ce fait la qualité d’une structure d’ensemble (2) . - Ces motifs, souvent placés en opposition ou tête-bêche, se combinent avec ces décors structuraux d’ensemble sans subordination des uns aux autres, mariant le grand et le petit dans des rapports-chocs qui n’engendrent ni réelle ambiguïté d’échelle ni vertige . (Force d’intégration). L’ambiguïté d’échelle et certains vertiges ne sont requis, semble-t-il, que pour être bloqués net par les jeux à retours du tissage et du décor .
On est tenté de dire que la structure générale et expressive du tissu comporte en quelque sorte dans ces conditions deux niveaux, l’un celui des croisures qui forment le tissu, dont les directions perpendiculaires semblent tout à fait élémentaires, l’autre celui du décor qui crée littéralement d’autres sens, obliques ou en diagonale .
Toute l’expression du tissu vient alors justement par différenciations volontaires de sens : orientations obliques, diagonales, s’écartant délibérément de la croisée simple . Elle repose sur la recherche d’écarts expressifs, par rapport à l’armure de base du tissu ; elle implique un travail de compte et un travail gestuel très déterminés qui s’inscrivent ainsi de façon manifeste dans le tissu. Chez les Quechuas de l’ancien Pérou tout passait avant tout par le compte, tout se passait “avant l’écriture” .
Comme dans toute intégration textile très complète, il est avant tout question de rythmes répétitifs, de différenciations quantitatives, même dans les écarts de sens minimaux qui définissent les petits motifs; il est avant tout question de comptages et de nombres.
Voilà la première part de ce qui fait la force des tissus péruviens précolombiens, au moins de ceux qui ordonnent leurs signes selon la répétitivité régulière de leurs motifs. Toujours la signification des motifs et la structure tissée s’identifient l’une à l’autre . Une grande lisibilité et en même temps de multiples sens de lecture possibles . Ils peuvent à la fois nous fasciner et nous surprendre . Tout est certes défini, construit, mais en même temps tout est mouvement communiquant . Pour autant ce ne sont pas des labyrinthes où se perdre. L’expression tissée est ici celle d’une dynamique des forces vives qui règnent dans l’univers, émouvante et communicative.
Chine- Occident ?
Des exemples très anciens d’options de civilisation opposées
Tissu et Miroir
Le miroir moderne, capable de donner avec le plus de fidélité et la meilleure définition, l’image réfléchie de la réalité, apparaît au XVIe siècle à Venise très probablement. Il s’agit des premiers miroirs plans composés d’une glace sans défaut, appliquée sur une feuille d’étain parfaitement dressée et moyennant 3 à 4 mm de mercure entre les deux . Cette perfection fut atteinte grâce à l’habileté des verriers de Murano . Avant, les miroirs ne pouvaient être qu’en métal poli - bronze, or, argent, acier, étain - ou alors en cristal de roche poli (miroirs cristallins).
Le moment du décalage décisif d’orientation survient alors entre Orient et Occident . La Chine n’a pas songé à renouveler le rôle du miroir au delà de ses valeurs symboliques et religieuses de départ . Les usages du miroir sont restés les mêmes depuis des temps anciens presque sans changement. Il ne s’agissait toujours que de miroir de métal poli, notamment miroirs de bronze. Liés au mythes, aux croyances, les miroirs ont servi par leurs valeurs symboliques les préceptes moraux (pureté du miroir, symbole de perfection), ils on servi les pratiques divinatoires ; on leur attribuait d’autre part un pouvoir magique .
L’Orient ne s’est pas ouvert, comme l’Occident à partir de la Renaissance, au rôle qu’allait jouer le miroir de verre dans la “réflexion”, la représentation à partir de l’image réfléchie, et dans nombreuse branches des sciences physiques . Les courants d’invention de la Chine et du Japon n’ont pas porté l’Extrême-Orient vers le verre. La Chine n’a guère pratiqué les matières vitrées transparentes : la porcelaine en est très proche certes mais elle cherche plus à être subtilement translucide, non pas à être transparente . Dans la tradition chinoise jamais le verre n’est venu garnir les ouvertures des maisons, à la place le papier huilé .
Pour la Chine, le miroir, comme presque tout, restait attaché au pouvoir des symboles. Alors que pour l’Occident le pouvoir des symboles devenait partiellement caduc devant les progrès de la raison réflexive. Cette opposition d’orientation rejoint et souligne la différence surgie des circonstances et des évolutions historiques désormais de plus en plus divergentes .
Maintenant considérons la peinture et la vision des peintres . Celles de la Chine (ou du Japon) et celles des peintres d’Occident . Le plus important dans cette comparaison des figurations peintes de l’effet de miroir, l’indice décisif des options de civilisation opposées entre l’Orient-extrême et l’Occident, c’est le sort fait aux reflets dans ce qui peut être considéré comme des miroirs naturels, la surface des eaux tranquilles . Dès qu’il en apparaît une dans un tableau de la peinture occidentale, - cours d’eau calmes, lacs, bassins -, alors y figure immanquablement le reflet aussi parfait que possible, l’image réfléchie de toute réalité qui la surplombe, jusque dans ses moindres détails . A plus forte raison en est-il ainsi s’il s’agit d’un surplomb immense comme celui d’une montagne.
Les aplombs rocheux et montagneux au dessus d’un lac ou d’une rivière tranquille ne manquent pas dans les peintures sur soie (ou sur papier) de la Chine (et du Japon) . J’y ai cherché, sans jamais la trouver jusqu’ici, la figuration de leur image réfléchie dans l’eau. Je remarque que ceci vaut - comme indice parfaitement significatif des options de la civilisation chinoise – déjà pour des peintures sur soie ou sur papier même bien antérieures à la période des grandes divergences Orient-Occident, bien antérieures au XVIe siècle (dès le Xe siècle) .
A la place on trouvera bien souvent au flanc des corniches rocheuses ou glissant sur les eaux, des nuages allongés ou des nappes de brume et de brouillard qui jouent la liaison entre l’eau, la terre et le ciel d’une façon évidemment tout à fait opposée à celle des reflets : quelle image réfléchie peut captiver l’imagination du peintre s’il est hanté par les pouvoirs de suggestion voilée des nuages et des brumes entre ciel et terre ? A la place de la réflexion la voie chinoise est la recherche des transformations de la vie en harmonie avec l’ensemble immanent du réel.
Le Miroir est certainement l’un des paradigmes majeurs de l’Occident et le Tissu l’un des paradigmes majeurs de la Chine.
Patrice Hugues
Additif : Aujourd’hui qu’en est-il ?
Deux images
1) - Marc Riboud photographie dans le sud-ouest de la Chine ce paysage d’une vaste étendue d’eau tranquille : pas un reflet ne manque des montagnes qui la surplpmbent au loin ni du batiment ancien au premier plan . Optique d’origine occidentale de l’appareil photographique . C’est beau mais doit-on appeler cette image ” une Chinoiserie d’Occidental “, comme on l’aurait qualifiée au XVIIIe siècle ?
2) - Ici Hu Jen Min Pao, le Président Chinois, reçoit à Pékin, avant les J.O. Manuel Barroso et l’Europe au pied d’une vaste peinture d’un artiste chinois ( sans doute officiel) : il y a les masses écrasantes d’immenses rochers tout à fait “chinois” , et sur l’étroite base qui leur est réservée les reflets de ces masses rocheuses , reflets bien plus occidentaux que les reliefs ; comme sont occidentaux les costumes deux pièces ajustés et sombres portés par toutes les personnalités , est et ouest confondus, il n’y a pas de mot chinois pour désigner ce type de vêtements, il est appelé “costume d’occident ” .
Ce qu’ont lit là c’est la composition Chine /Occident actuellement en cours, ici à l’oeuvre sans du tout qu’on puisse dire que l’un gagne encore sur l’autre.
Chine- Occident ?
Trame et chaîne - Tissage et Ecriture Des exemples très anciens d’options de civilisation opposées ? (1)Trame et chaîne
Dans les plus anciennes soieries chinoises (1),déjà avant l’empire des Han, les différentes couleurs de tout le décor, motifs et intervalles, viennent uniquement des fils de la chaîne, on dira plutôt des chaînes : soit à l’ourdissage de la chaîne, répartition dans toute sa largeur, la largeur du futur tissu, de zones de fils de ces différentes couleurs (jusqu’à cinq souvent) qui apparaissent très nettement, une fois le tissage accompli, comme des bandes, du jaune, du vert, du rouge, du blanc dans les motifs, du bleu dans les intervalles entre les motifs (ce qu’on appelle par paresse de lecture du tissage, le fond) . Et cette répartition en zones de fils de couleurs différentes dans toute la largeur de la chaîne équivaut à une programmation définitive des bases de toute la polychromie du tissu,établie avant même le jeu des croisures avec les fils de trame . La chaîne prime la trame et de loindans les soieries chinoises à décor polychrome complexe depuis l’époque des Han (et jusqu’aux Tang); et c’est le sens de la longueur de la pièce de tissu, de son déroulement et, employée en vêtement, le sens de son tomber, soit la verticale . (fils de trame cachés).
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Dans les soieries byzantines ou syriennes (2) qui peuvent être du VI éme siècle ou de plus tard les différentes couleurs de tout le décor, motifs et intervalles, viennent, à l’inverse, uniquement par les fils de trame (fils de chaîne cachés): soit pour chaque “duite” (ou traversée entière de la chaîne par la trame dans toute la largeur de l’étoffe) par le lancé d’un ou, comme ici, par le lancé de plusieurs fils de trame de couleurs différentes successivement, qui vont constituer cette duite dans le sens horizontal. On dira alors par exemple s’il y a 5 couleurs de fils qu’il s’agit d’un samit à “5 lats de lancé” . Il n’ y a pas ici programmation une fois pour toute des bases de la polychromie par la chaîne. La trame prime la chaîne, et de loin, et il en sera ainsi pour tous les tissages d’Occident, du bassin méditerranéen jusqu’à la Perse, jusqu’aux XIé -XIIé siècles, époque à laquelle les termes opposés en tissage, ceux de l’est et ceux de l’ouest, seront brassés ensemble avec les avancées mongoles et les croisades .
2
Tissage et écriture
Pour la Chine à ces époques, au moins pour les soieries les plus prestigieuses et les plus complexes, les fils de couleurs viennent donc tous par la chaîne. Pour toute la pièce d’étoffe, le jeu des fils de couleurs et donc toutes les couleurs apparaîtront dans le sens vertical de son tomber. Au contraire pour la Perse, la Syrie, Byzance – c’est à dire l’Occident ou « l’étranger » » vus de la Chine -jusqu’aux XIIè-XIIIé siècles environ, les fils de couleurs interviennent tous uniquement par la trame, dans le sens horizontal, amenés successivement par des navettes chargées de fils des différentes couleurs . Le fait remarquable est que cette opposition est en étonnante parenté avec les sens opposés des écritures . Pour la Chine, écriture traditionnelle dans le sens vertical (au moins depuis le VIIIè siècle av.J.C. et peut-être même dès le roi Wen vers –1000 av. J.C.) d’abord sur plaquettes de bambou puis aussi sur soie aux époques considérées ici et bientôt aussi sur papier . Alors que toutes les écritures de l’occident, et cette fois bien au delà de l’orient méditerranéen, donc y compris les écritures grecque, latine, hébraïque, arabe, sont des écritures horizontales (seules exceptions: une part de l’écriture sacrée de l’Egypte pharaonique et certaines écritures cunéiformes – Ougarit/Ras Shamras). De cette double opposition concernant les tissages et le sens des écritures, née d’une cogestation dans la durée, on retient l’indication d’options fondamentales de civilisation radicalement différentes, entre ces deux mondes anciens, qui se retrouvent encore en partie, au moins pour l’écriture, entre Chine et Occident, aujourd’hui.
On peut admettre que la prédominance de la chaîne dans le tissage des soieries de la Chine ancienne a la même origine que le sens vertical de l’écriture chinoise classique . Le Yi-King (ou Livre des Mutations), qui est pour les Chinois l’équivalent de la Bible pour nous, indique que toute l’initiative vient de Quian – le ciel, qui est yang et à qui s’apparente la chaîne(jing), initiative que doit suivre la trame (wei) comme Kun-la Terre qui est yin, dans son aptitude à s’y conformer, suit le Ciel.
Le rapport entre tissage et écriture se trouve présent et bien établi dans l’un des plus anciens idéogrammes, le caractère Wen, qui rappelle le rôle du roi Wen, le fondateur de la dynastie des Zhou ou Tchéou occidentaux , au tout début du 1er millénaire av. J.C . Ce caractère Wen est venu très probablement des bigarrures des pelages et plumages ou des traces des pattes des oiseaux et des animaux. Figuration d’un entrecroisement comme le signe du tissage, il va bientôt désigner la notion de littérature et même de texte, de même qu’il a servi à désigner les soieries chatoyantes à motifs polychromes . Mais il a d’abord été l’idéogramme du roi Wen dont il est dit dans le Zuozhan (entre - 400 et -300) : « …intégrant en lui, l’ordre du Ciel et de la Terre…il est le caractère Wen accompli … recourant au Ciel et à la Terre comme à la chaîne et à la trame ( de son caractère), c’est ainsi qu’on appelle l’aspect wen accompli (de sa nature individuelle) … En prenant le Ciel comme chaîne, en prenant la Terre comme trame, si la chaîne et la trame n’ont aucune irrégularité, le Wen est alors représenté ». On croirait presque lire Platon dans le Politique (Platon et le Zuozhuan sont d’ailleurs contemporains).
Au départ tissage et idéogrammes allaient au même pas .
Sur cet article et le suivant voir surtout : François JULLIEN, La valeur allusive (thèse de doctorat d’Etat –1985) et Figures del’immanence ( pour une lecture Philosophique du Yi king) 1993 .
Deux exemples de motsdont l’emploi conduit à deux dérives de la pensée . Le « surnaturel »au sens strict veut dire : qui ne s’explique pas par des causes naturelles perceptibles , ni par des relations de cause à effet clairement lisibles dans la réalité immédiate. Aucune entité métaphysique n’est impliquée, cependant l’emploi courant substitue automatiquement à la définition première la notion d’une telle entité métaphysique derrière le mot surnaturel, sans nécessité , alors qu’il suffit de rapporter ce qui est appeléphénomènes surnaturels à tout ce qui n’était pas oun’est pas accessible à la connaissance et pas non plusà la conscience intuitive claire du réel, en somme à toutce qui n’est pas maîtrisée par la conscience. L’inconscientn’est pas loin de ça sauf qu’il est reconnu existant de fait parmi lesencours humains naturels, faisant partie de la nature humaine . Pour les sociétés anciennes le mot « surnaturel » employé pour désigner les forces, les esprits, les êtres quinaissentd’une immersion purement existentielle dans le réel et sont à l’origine de leurs croyances, rites et mythes, sans aucune forme de pensée métaphysique,ce mot doit pouvoir être remplacé par “communicant avec l’inconnu » dans l’homme, dans sonenvironnement et dans son rapport à celui-ci ; lequel rapport s’avère progressivement tout fait de réalités naturelles. Mais 30 à 40 siècles de repli réflexifontmené à cette dérive qui veut que “surnaturel » veuille dire pour tout le monde « dû à une intervention mystérieuse divine ou mythique, ou d’autres mondes non naturels » . Même Cl. Lévi-Straussemploie le mot « surnaturel » sans prendre soin de rétrécir son sens à sa juste dimension de « communicant avec l’inconnu » avec toutes les incursions et innovations créatricesque cela promet .
Il y a un non-sens du même genre à proposde l’emploi que Cl. Lévi-Strauss fait du mot« stylisé » pour qualifier la principale différence entre les créations visuelles des sociétés archaïques et celles de nos civilisations : ces créations, dit-il, sont « entièrement stylisées » alors que celles de nos civilisations sont plus soucieuses et respectueuses d’une ressemblance avec la réalité telle que nous la percevons (cf.la Mimésis d’Aristote : ressemblance/imitation vis-à-vis dela réalité et respect de sa valeur « objective ») .
L’acception courante est que stylisation veut dire : simplification et géométrisation des formespermettant d’aller vers le décoratif. Lévi-Strauss, qu’il le veuille ou non, véhiculenécessairement cette réduction péjorative au décoratif quand il l’applique par exemple aux créations des peuples indiens de l’Amérique du nord-ouest jusqu’à la rive du Pacifique ( ex. : Colombie Britannique et Etat de Washington) . Alors qu’il est question de tout autre chose, de mythes et de rites « en transformation » selon lesquelles se trouvent structurés les croyances , les parentés,les groupes de peuples . Et cela peut aller jusqu’à établir modèles et conventionsà la base d’une tradition. C’est bien tout ce que Cl. Lévi-Strauss nous expose avec la plus grande précision. Il s’agit toujours de la recherche d’une forme de communication avec « d’autres mondes » (chamanisme), avec l’au-delà du visible et du connu. Ces modes«en transformations réciproques » d’un peuple à l’autre sont dans la nature du fonctionnement des groupeshumains . On estaussi loin du décoratif dans ces œuvres visuellesque d’un « surnaturel » transcendant ou métaphysique . Il est plus opportun de parler d’un « entre-deux » entre peuples etmilieux naturels.
Si bien qu’on est amenéà trouver attelées ensemble les deux dérives - Surnaturel et Stylisation - comme deux voies d’erreur, deux voies d’inconséquence dans notre approche des civilisations et des cultures qui nous sont étrangères ; deuxprojections également erronées complètement déplacées et inappropriées de nos façonsde voir et de penser reportées sur ces civilisations qu’il s’agit de reconnaître pour ce qu’elles sont effectivement et non pas de les recadrer selon nos mesures . Attelées ensemble, ces deux notions -Surnaturel et Stylisation - , pourtant on les croirait d’ordinaire étrangères l’une à l’autre . Cela veut dire quoi ? Qu’il y a un défaut dans l’armure des mots .
Deuxmasques Kwiatkiutl – Colombie Britannique
Tirés de « la Voie des Masques »
de Cl. Lévi-Strauss
L’Art tel qu’il se définit aujourd’hui est une forme de chamanisme moderne- une crypto-religion » - ; il ne veut pas s’avouer qu’il est juste la pratique sous couvert « d’esthétique » de l’incursioncréatrice dans le domaine du non connu, en communication sensible avec un entre-deux, entre connu et inconnu, qualifié trop souvent et abusivement de “surnaturel”, pour rendre visible et dicible un inconnu tout à fait réel, qui n’est ni métaphysique ni transcendant. mais relève exclusivement des exigences de la conscience et de la sensibilité humaines à leur niveau d’intégration le plus élevé. Comme Beuyes ou Mathew Barney ( et Bjôrk), Jan Favre, Jeff Koon, Damien Hirst ne sont-ils pas à prendre comme des chamanes ? L’inconscient comme le supposé besoin de transcendance corespondent au même fonctionnement : la projection ou la plongée vers l’inconnu et tous deux sont également dans le champ du chamanisme (ça vaut pour la religion monothéiste ou pur les psy ) .
Additif : Cette dernière remarque/question qui semble prétendre à une portée générale retient à part l’œuvre de Brancusi qui s’est construite pas loin dela « voie des masques » : stylisée, peut-on dire, et parfois inclinant vers le « décoratif » - sans jamais y verser, ce qui fait réfléchir-, mais n‘impliquant jamais l’ aberrante recherche d’un surnaturel transcendant, lui, Bancusi, restant toujours très proche des valeurs d’expression trouvées, ailleurs que dans la représentation imitative, dans les exigencesprofondes de la sensibilité et de la conscience humaines naturelles . On ne peut pas dire si nettement cela même de Picasso au-delà des Demoiselles d’Avignon. Ce commentaire est pour moi indépendant de la valeur qu’on peut attribuer à l’oeuvre de Brancusi . Patrice Hugues
Voici le huitième article proposé, il est intitulé “Le Tissu et l’Entre-deux (2)”. Comme pour chacun de ceux que vous avez reçus précédemment, votre avis, votre commentaire, que vous pouvez taper dans le cadre « commentaire » à la fin de l’article, aura pour moi le plus grand intérêt . Surtout si quelque chose vous intrigue, vous arrête, doit être complété ou même vous paraît inacceptable .
Merci donc de votre commentaire .
Le Tissu et l’Entre-deux (2)
Le Tissu, l’objet matériel, physique qu’est le tissu sert, accompagne, épaule, certains de nos fonctionnements entre-deux les plus décisifs; ne s’y substitue pas pour autant, mais, les modélisant, à sa manière les aide. Ce besoin qu’il sert, est un besoin psychique intime ; tout en restant dans le monde concret des objets (objet-transitionnel, objet-médiation, objet entre-deux).
Cette relation au tissu correspond aussi à un besoin profond de matérialiser pour soi, l’état de milieu qui est le nôtre, de trouver quoi tenir, quoi toucher qui ait ce pouvoir spécifique de nous faire ressentir, confusément ou clairement, mais de façon immédiate, notre état qui est fini et touche cependant à l’infini. Le tissu opère dans l’entre-deux, entre le vivant et l’illimité.
La réalité souple mais solide du tissu, faite de fils croisés de chaîne et de trame ou de mailles, peut se déplier, se replier, avoir toutes les dimensions, s’étendre ou bien se ramasser en quelques replis rapides, comprendre des signes mêlés au mouvement, qui se mêlent aux gestes, à l’espace, à la parole . Il est presque toujours là, entre nous, au milieu.. Concrètement et métaphoriquement, le tissu est une réalité qui appartient à “l’état de milieu”.
- A son contact au plus près de notre être, à tout instant ou presque de notre vie quotidienne, nous nous acheminons aisément en cet état. Cela peut être inconsciemment. Mais nous pouvons aussi bien l’éprouver sensiblement et même le penser. Notre état est bien cet “état de milieu”, tel que le définissait Pascal et le tissu sert cet état de milieu de multiples façons.
Le tissu est ce “passeur” en contact direct avec notre corps, qui intervient à la limite entre objet interne et objet externe, entre dehors et dedans, pour l’unité de soi, entre désir et pensée, entre le charnel et le spirituel, comme entre le masculin et le féminin. Le tissu, dit-on, sert d’abord le corps, dans toutes ses fonctions vestimentaires y compris dans ses fonctions les plus charnelles, mais il sert aussi l’esprit unissant l’un à l’autre dans bien des liturgies, bien des cérémonies et symboles.
- Le tissu combine en lui même ce que l’on considère habituellement comme des niveaux distincts de l’application créatrice humaine. Le sensible du touchable, les fonctions que le tissu remplit au contact immédiat de notre corps, - voilà le premier niveau . Mais d’autre part la structure tissée, les signes qui s’y inscrivent selon des combinaisons numériques rigoureusement comptées, voilà un second niveau qui relève bien plus de différents processus d’abstraction, et se situe au plus près du mental et de l’intelligible . Dans le tissu les deux niveaux ne peuvent être dissociés. Il ne peut être question de qualifier l’un de niveau d’en haut, de niveau supérieur, l’autre de niveau d’en bas, niveau inférieur. A cette unité des deux tient sa valeur d’objet spécifique, sa valeur modélisatrice. - Le tissu vaut très spécifiquement comme suggestion et modèle d’un rapport entre objet et pensée, entre le sensible et l’intelligible.
- Le tissu nous fournit l’un des modèles les plus sûrs pour vivre le mieux cet entre-deux : en tant que “système souple” de fonctionnement dans le relatif, autant que la vie le veut . La vie se passe dans l’entre-deux, la vie est faite de l’entre-deux, entre naissance et mort, « des langes au linceul ». Nous en sommes venus au temps de “l’entre-deux”, temps qui demande que nous sachions être aussi bien d’un côté et de l’autre du voile; un temps où le principal du mystère est dans cette transgression-rencontre, elle-même entre-deux, et non plus dans ce qui serait caché derrière le voile ? Tout le mystère et le sacré d’aujourd’hui ne se placent-ils pas dans l’entre-deux de la vie ? Entre la conscience et le vivant ?
Transgression ou passage de l’entre-deux ?
Le tissu peut être entendu comme un agent des transgressions dont nous avons le plus grand besoin désormais, et peut-être d’abord de celle qui consiste à voir, percevoir, ressentir la présence des êtres, en se plaçant des deux côtés du voile, nous faisant vivre ce que nous sommes des deux côtés du voile, comme un passeur de l’entre-deux. Voiles et tissus incitent aux transgressions mais ils sont en même temps facteurs d’intégration entre deux.
Aujourd’hui il est possible et nécessaire de se placer « des deux côtés du voile », la formule prise ici au figuré veut dire quoi ? C’est aussi bien vivre de façon vraiment intégrée du côté du biologique et du côté de la conscience, vivre le substrat biologique de cette conscience et la conscience elle-même ; du côté du corps, du désir, du sexe et aussi bien du côté de l’esprit et de la pensée .
On le trouvera bien un jour scientifiquement le passage quasi direct de l’un à l’autre corps-nerf-cerveau et conscience-sexe, sans repli réflexif valant rupture de registre. Tant qu’on ne l’aura pas trouvé ce passage corps-nerf-cerveau et conscience-sexe, le tissu-voile restera une bonne incitation à le chercher, à s’en faire un modèle : « la chose entre-deux ». Pourquoi le voile resterait-t-il partagé en deux rôles, d’un côté le féminin et ce qu’il voit du masculin, et de l’autre côté le masculin et ce qu’il ne voit pas du féminin ? C’est un paradoxe, un effet de seuil artificiel, mieux vaudrait la transgression et qu’il intervienne réellement entre-deux. La gageure de la parité n’en serait plus une . Ce propos est à peine une utopie. (v. sur le présent site Cahier III chap.9 -Des façons de penser et chap. 11 - Mœurs)
Toucher - entre-deux - tissu. - Nous n’avons pas de vraie représentation de toute la réalité interne/externe de notre toucher. Le toucher reste donc établi dans cette zone intermédiaire, entre-deux, qui est aussi celle où opère le tissu se superposant intimement à la peau. Reste donc cette zone intermédiaire - on peut dire indécidable - qui n’est ni la conscience clairvoyante, ni l’absence de perceptions interoceptives, où beaucoup de notre vie et de notre être se joue en complète intégration organique. Tout y est latent. Tissu - tout cela doit être ressenti dans une compréhension de la réalité qui place la vie humaine dans l’entre-deux, dans un sentiment de la réalité qui doit se soutenir et peut trouver son soutien dans tout objet concret tel le tissu, qui établit le passage entre-deux - ou au moins le suggère -, qui peut être tenu en main, touché, d’abord par le sujet et qui mette en rapport nos perceptions les plus immédiates et l’immense (par ses déploiements), ou l’innombrable cependant discernable (de ses motifs, de ses fils, de leurs croisures, et de leurs itérations à l’infini).