Bousculade dans l’Actualité du Langage du tissu - mars/avril 2016
Pas étonnant que l’essor des technologies numériques se traduise par de grands bouleversements dans le Langage du tissu . On a vu plus haut ( v.Cahier VIII) combien sont étroits les liens de parenté entre le monde du tissu et celui du numérique , que ce soit avec les réseaux sociaux ou avec le traitement des Big data , En commun entre eux , le nombre, les changements d’échelles ….Ces proches cousins auraient-ils le pouvoir de surclasser le tissu au point de le réduire à bien peu ? …Rien n’est plus comme avant !
Pas étonnant alors que je sois moi-même surpris des bouleversements actuels dans le monde du tissu …Comme si la très longue durée de son langage comme art et agent de civilisation le garantissait contre l’érosion !!!.
Je relève d’abord ici dans tout ce qu’on voit de tissu actuellement les plus évidentes mises en cause de ses caractères apparemment les mieux établis au niveau de son décor ou même de sa structure .
Place royale pour les imprimés ; - dans les nouvelles collections les tissus à motifs tissés sont devenus relativement rares, en net recul . sans doute ces derniers coutent-ils trop chers et sont-ils trop lents à produire pour la mode « Low cost » grand public, de loin quantitativement la première concernée. ( je reviendrai plus loin sur les voies particulières de « la mode distinguée »).
Ces motifs imprimés semblent ne plus être assujettis à aucune contrainte. Premièrement ils se libèrent de toute obligation de répétitivité ., laquelle générait jusque-là les principaux types d’ordonnancement des motifs, leurs rythmes (..ordonnancements orthogonaux, en quinconce,… avec ou sans symétrie, oppositions ou inversions …) . A partir du moment où règne l’impression par jets d’encre ou laser commandée par l’ordinateur , on cesse d’utiliser les blocs de bois, les cadres plats ou rotatifs, les rouleaux, tous gravés… L’impression se fait sans gravure préalable.. et elle produit des métrages au kilomètre, à une vitesse assez vertigineuse ( 40 mètres…à la minute ….) . Outils bousculés. Nombre illimité des couleurs ,-Plus de contraintes dimensionnelles pour les motifs (sauf dans la largeur du tissu) qui peuvent intervenir à différentes échelles simultanément… Tout demandait jusque-là de l’ordre (et encore plus dans le cas des décors tissés). Dans les tissus imprimés d’aujourd’hui, il peut y avoir presque le chaos, la saturation, sans même d’intervalles entre les motifs, la surmultiplication … On suffoquerait presque,… on a du mal à respirer !..
Bon , j’exagère – … Mais ce qui disparaît - cette organisation si bien ordonnée des motifs, ces répétitivités si bien rythmées cadençant l’imprimé de la robe à la bonne échelle dans un juste rapport aux gestes et à la silhouette de qui la porte , si souvent appréciés, depuis si longtemps…(1)
(1)- Mais aucune raison d’oublier les ordonnancements magnifiques qui règnent dans la nature parmi les feuillages, parmi les feuilles, qu’on peut vraiment regarder comme des motifs. Là aussi ; sous certains rapports, dans cet ordre »organique de la nature opère le numérique , autant que la biologie végétale…
Voilà ce qu’on trouve à la place ! On trouve très souvent de très grands motifs qui n’arrivent pas à bloquer le chaos des motifs – tailles et expressions par trop disparates -, même s’ils incluent en eux de très petits motifs pour compenser….
On trouve des imprimés qui couvrent de deux grandes fleurs, l’une au-dessus de l’autre, tout le devant de la robe , et pareil derrière…Ah ! ça c’est tout de même de l’ordre …mais par trop simple. Et qui peut la porter cette robe, sans dommage pour sa silhouette, avec cette fleur qui s’impose plus que sa personne ?
On trouve mieux , il est vrai, à reconnaitre comparativement. D’abord ces ordonnancements réguliers qu’on a pu tant apprécier dans le Langage du tissu, on se demandera s’ils n’ont pas fait leur temps, s’ils n’ont pas avantage à laisser une large moitié de la place aux nouveaux imprimés, à ces folies de fleurs , aux couleurs si variées et si vives, semées à foison sur toute la robe ? , Pris par surprise, on peut y consentir… Souvent la foison paie quand tout reste à une juste échelle bien mesurée par rapport à l’échelle humaine, par rapport à la stature de la personne respectée sans tapage ; - capable en même temps de respecter et révéler la nature du tissu, les qualités du tissu….
Dans le lot ça arrive assez souvent…. …
Mais c’est bien vrai que tant de mises en causes n’épargnent guère le tissu dans ses pouvoirs spécifiques, sa matière, ses plis : – que disent les plis dans ces tissus imprimés ces motifs en état de surmultiplication ?- ; toute la préparation des impressions est traitée comme s’il s’agissait d’une impression sur papier, en général par des graphistes assez étrangers au monde des tissages.
En revanche ces imprimés s’accordent très bien avec les jerseys moulants au plus près du corps,, ce qui va avec l‘évolution hypersexe radicale dans les mœurs ; les tissus « chaîne et trame » laissent aujourd’hui beaucoup plus de place au jersey…Et de ce côté-là les réussites sont fréquentes .
Il n’est pas souhaitable d’aller « contre », C’est impossible, C’est une affaire qui rejoint fondamentalement, je l’ai dit , le changement de civilisation que nous vivons : avec tous ses avantages et ses surpuissances mais aussi avec tous ses «non contrôles » ou « hors contrôles » …. A quoi servirait de refuser le cours de ces imprimés low cost qui parlent pour le Grand Nombre, qui vont avec un certain recul de la personne et du sujet au bénéfice du participatif , tandis que se généralisent les opérations de ciblage marketing des particuliers d’un même genre émergent ? Il faut faire avec et au mieux ; la très grande variété est là , il y a de la place pour des choix différents assez innombrables,
… Quelque part on a bien sûr les survivances de la « mode de distinction”… celle qui refuse de ne plus connaître aucune contrainte , aucune règle, celle qui refuse le - «on fait tout ce qu’on veut». Dans des cas majeurs cette mode refuse tout simplement tous les motifs …être apparemment sans dépendance vis-à-vis du numérique. mais couteux… Mais Il y a une façon de luxe de pratiquer quand même les motifs c’ est « l’application » de motifs brodés en disposition
A
libre sur un fond de tissu chaîne et trame ou souvent aussi sur un fond de dentelle . La dentelle mécanique - métrage pour la robe entière-, avec le nombre qu’elle sous-entend, fait là ses preuves au sommet…
Dans leurs pages publicitaires les marques de luxe ont chacune leur stratégie. Vuitton, Dolce Gabbana, Dior ?…
Pour Dolce Gabbana, l’option c’est la semi dérision : des fleurs partout, sur tous les tissus et même des fleurs dans des vases ou des pots sur les tables , c’est une scène de fête populaire… pour qu’on ne s’y trompe pas , la marque est là tout de même ,.. aux prises avec la mode « low cost ».
La dérision c’est vrai même pour Vuitton qui souvent fait exhiber « le Monogramme LV » par des mannequins, à peine adolescents, délibérément pitoyables, à peine des femmes, portant quelque fois des modèles assez insignifiants qui ne laissent vraiment de remarquable que le monogramme.
Pour Dior cela peut être – à l’inverse de la dérision - la remise dans le jeu d’une ancienne ferveur, « la Révérence Mode » envers la Marque, comme prolongement de la mode de distinction, « la classe » et le raffinement, ensemble et détails des finitions, sans qu’on sache où ça mène dans le monde actuel. –
Dior – ou « La Révérence Mode » .- Dior aujourd’hui, « ses trois adolescentes » très jeunes sous la marque Dior . Cette page publicitaire sur papier glacé, comprend dans sa visée cette composition très étudiée de ces « trois très sages adolescentes » , qui peuvent être prises comme « trois jeunes vierges sages - La page a certainement pour effet de susciter une forme de ferveur pour Dior de caractère presque religieux . On aura bien sûr supprimé les trop évidentes provocations sexuelles par les attraits classiques … Ces Trois jeunes filles qui apparemment s’entendent bien «pour la pose», trois sœurs peut-être, toutes trois issues «d’un très bon milieu», toutes trois très chics – presque- saintes….-
-, ces trois jeunes filles n’ont gardé pour elles comme appel sexuel déjà fort que leurs longues jambes fuselées d’ échassiers (on pense aux flamants roses) – nues jusque très haut… avec comme des bas tombés sur leurs talons mi haut ; trois filles plates comme le veut la mode - qui permet à la partie haute vêtue du reste de leurs silhouettes de faire valoir de superbes pièces d’habillement, entières ou demi pièces, presque de «smoking» - … et de juste laisser apparaitre au haut des jambes de très raccourcis dessous blancs de fine batiste subtilement découpés et rebrodés à leurs bordures, qui semblent s’en vouloir de cacher quoique ce soit….Très opérants ces duos : à la fois ils assurent le prolongement de la mode de haute distinction prenant appui sur le modèle d’une ferveur révérende presque religieuse de plusieurs siècles, … et à la fois ils sont bien de la génération des jeunesses hyper-sexes d’aujourd’hui. Il faut au moins Dior pour réussir ça… … tout ça très distingué. Inextricable complexité de cet hybride, qui n’est pas assurément viable… en dehors de Dior ?…
Le plus souvent le blanc uni et le noir uni, séparément ou les deux assemblés,… un rien de plus venant de la personne, l’effet distingué est assuré avec souvent des plissés très subtiles pour compenser, et bien au-delà,… l’absence de motifs….D’autres marques dans leur publicité évoluent suivant le même modèle ; … Vuitton y vient, Chanel pour ses parfums suit le blanc uni comme Dior.. …
Mais cette ferveur-adulation, cette révérence-mode envers La Marque, ça veut dire quoi ? Vers quoi « cette icône aux trois jeunes filles » veut détourner notre regard ? Elle traduit autant qu’une fin de règne une grande vulnérabilité face à ce que sans doute nous réserve l’avenir numérique vis-à-vis du grand nombre et des nécessaires changements d’échelles et de points de vue qui vont avec …
B A
Dans les collections on a bien plus souvent à faire avec le composite et les superpositions les plus déroutantes. Exemple entre deux – « mode rideau» ou «mode drapeau » (B) -, une mode qui veut redonner à l’habillement le droit à l’ampleur d’étoffe et n’hésite pas à diviser celui-ci en plusieurs parties: une partie, au plus sobre, seulement des ajourés blancs presque ajustés , l’autre partie, grande . ampleur, à rayures de couleur, qui rappellent souvent celles du drapeau américain ( un genre de motifs qui doit très peu au numérique).
Entre une mode Low cost et les survivances de la mode de distinction, il y a bousculade : entre celle qui déborde vers le grand nombre et lui ouvre des droits, grâce aux facilités du numérique et celle qui refuse de dépendre de ces facilités du numérique .
Il n’est pas dit qu’on puisse aisément s’y reconnaître ; le disparate et l’incertain donnent le ton sans qu’on ait à s’en défendre ; ces ensembles composites qui font souvent très bien parler le tissu, peuvent être magnifiques…
Tout est à juger selon ce que ça donne dans l’entre-deux, en tous points de cette zone stratégique où le Tissu opère : entre chair et âme,, au contact de notre peau et de notre souffle, en rapport avec chacun de nos gestes, entre être et paraître …–
Et il n’y a aucune raison pour que ce jeu cesse ,