Archive pour mai 2009

19ème Article/question - Des Temples de Brahma et des Châles Cachemires, jusqu’au métier jacquard, au numérique, et même jusqu’aux fractals ….un Etonnant cheminement

Samedi 2 mai 2009


UN  ETONNANT   CHEMINEMENT -

(Des temples de Brahmâ et des châles Cachemires, jusqu’au métier  jacquard, au numérique et même jusqu’aux fractals)

 1

Je suis resté très longtemps dérouté par les monuments  religieux  de l’Inde , non pas  par ceux du Bouddhisme tels les stupas  (V e av.JC  à VI e ap .JC env.), non, seulement  par les temples et sanctuaires brahmanes hindouistes….- Pas vous ? Dérouté par le foisonnement des figures humaines, reprises sur plusieurs étages  intercalées entre ce qui me semblait d’inutiles et innombrables  étagements horizontaux de pierre, de la base au sommet des édifices  que je ressentais comme toujours immenses et vertigineux .  Et Siva dansant aux multiples bras ?  Tout ça , qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Je savais certaines choses sur les chiffres que nous disons « arabes » mais qui nous sont venus de l’Inde  transmis par les  arabes et vraiment utilisés en Occident seulement à partir des XIV e -XV e siècles  … J’étais, aussi, bien informé sur l’aventure  des Châles du Cachemire du XV e au XIX e … J’ai bientôt remarqué que les palmettes cachemires de leurs bordures  sont  dans bien des cas, presque toujours,  organisées selon plusieurs échelles, les motifs des châles cachemires européens se caractérisent encore plus manifestement par cette « ambiguïté d’échelle » ….

Dérouté jusqu’à ce que je retienne qu’il s’agit dans les temples brahmanistes de la même  troublante « ambiguïté d’échelle » et que celle-ci est l’une des marques les plus fortes de la culture hindouiste et de la civilisation de l’Inde .  C’est  la connaissance du langage du tissu, ici des tissages des châles du Cachemire,  qui m’a permis cette lecture  beaucoup plus ouverte de civilisation .

Il y a eu à tout cela un point de départ tout à fait remarquable, ce sont les  inventions numérales poussées  très loin en Inde du V e  .au VIII e siècle, les chiffres de 1 à 9, la base décimale,  la règle de position  pour les opérations arthmétiques, et le zéro ( peut-être venu de Chine). L’intensité  de ce mouvement d’invention si décisif se trouve étroitement en rapport  historique avec  les changements qui surviennent presque dans le même temps dans le domaine de la religion, de la sensibilité , de la pensée.  Tandis que le bouddhisme recule,  au VI e  - VII e,  le  védisme  révisé (Vedanta) permet  l’essor du brahmanisme-hindouisme. Un seul et même élan mental numéral affirme alors à travers Brahma la relation  primordiale  des hommes au cosmos, aussi bien dans les calculs des astronomes (tel Brahmagupta, astronome et mathématicien, qui rédige en 628  « le système révisé de Brahma »)  que dans la construction des nouveaux temples hindouistes qui devaient en être la représentation.  Ce qui est donc à noter là est beaucoup plus qu’une coïncidence, c’est une base nouvelle de civilisation . Cette tradition  numérale  est pour beaucoup dans le fait qu’aujourd’hui les informaticiens indiens, aisément passés maîtres du numérique, sont particulièrement demandés  en Europe et dans le monde.

Je propose donc de reconnaître ici l’étonnant cheminement qui suit en parallèle :

-  l’aventure des chiffres et des modes de numération et de calcul  mis au point  en Inde de la fin du Vè au VIIIé siècle

- et le sort significatif de cette ambiguïté d’ échelle si  remarquable  dans les motifs de châles du Cachemire comme dans l’architecture  des temples hindouistes .

- en gardant toujours présent à l’esprit que la structure du tissu des châles et de leurs motifs, est  « numérisée » en binaire, comme tout tissu  depuis l’origine.

Ce cheminement parallèle a pris fin, dès que le métier jacquard, annonciateur  de l’ordinateur et du numérique, eut en occident dépassé et épuisé les ressources des tisserands artisanaux traditionnels  kachemiri; le fait est qu’il  n’y a plus de tissages de châles au Cachemire à beaucoup près aussi remarquables aujourd’hui. Ce qu’on a  pour accompagner cette ruine c’est la partition du Cachemire (1).

______________________________

 (1)  Et depuis des décennies c’est le plus souvent la guerre  entre le Cachemire indien hindouiste et le Cachemire pakistanais musulman

  2

L’ambiguïté d’échelle et le nombre dans les temples hindouistes (VIII e -XIII e)

Le troublant avec  les temples hindouistes est qu’on n’est jamais sûr d’apprécier correctement leurs dimensions vraies . La plupart du temps on les croit assez immenses , or la plupart du temps leur hauteur ne dépasse guère 20 mètres soit la hauteur moyenne de nos églises de village ou de beaucoup d’églises romanes . A noter qu’ils sont souvent exactement contemporains des dites églises romanes ou alors des cathédrales gothiques des XII e et XIII e  siècles mais celles-ci sont sensiblement plus hautes que les temples hindouistes qui n’atteignent  qu’exceptionnellement  30 m ; N.D. de Paris atteint 50 m,  tours comprises, - Amiens atteint presque 60 m . On reste dans cette incertitude  même dans le cas des petits temples de moins de 11m. En image on ne parvient pas à les croire petits (v.4).

Temple hindouiste 0461

 
 Temple LingarajaLingaraja 0182
 
Temple hindouiste 0363
 
____________________________
Parmi les temples les plus élevés : 1 du XI e, à Khajuraho le temple Kandariya Mahadeva  ( Madia Pradesh) et 2 le temple de Lingaraja   également de 30 à 31 m à  Bhuvanesvara (Orissa) , ou aussi à Bhuvanesvara , du XII e  3 le temple de Rajarani, environ 30 m. de haut,  avec  ce vertige des temples  miniatures autosimilaires sur le flanc de l’édifice  de la base au sommet.
Cliquez sur les images pour les agrandir

A quoi tient cette incertitude persistante ? Elle tient précisément à l’ambiguïté d’échelle des composants de l’architecture . Sur les côtes verticales de l’édifice, toujours ces innombrables étagements horizontaux de pierre,  auto similaires dans leur forme générale, qui peuvent être d’échelles décroissantes en allant vers le haut de la sikhara. Mieux : certains temples (v.3) comportent de bas en haut sur leurs côtes verticales à de multiples exemplaires leur reproductions en miniature,  des temples  miniatures de taille décroissante  jusque vers le haut de la sikhara, ce qui est vertigineux, et évidemment exprès . C’est exactement ça le  pouvoir du recours à des échelles multiples, le pouvoir de l’ambiguïté d’échelle qui peut mettre le temple voué à Brahma hors toute mesure,  en lien, en interférence avec le cosmos, mieux qu’aucune autre figuration du cosmos. Brahma est toute réalité ,  toutes dimensions, incommensurable.

Temple 1414

__________________________
-  A Konarak (Orissa), 4 le temple du Soleil,  57 à 60 étagements horizontaux de pierre sur moins de 20 m. de hauteur totale.

Vient de surcroît la représentation d’innombrables figures humaines sculptées, autant féminines que masculines, entrelacées dans la relation amoureuse sexuelle (5 et 6 - détails de 1), dont l’échelle  est celle des étagements horizontaux  qui vont de la base au sommet, incertaine comme les leurs , rarement exactement  «  à l’échelle humaine » vraie, ne dépassant guère 1 m ou 1 m 20, échelle réduite qui insère les humains,  à même régime que l’ensemble vertigineux de ces étagements, comme eux  composants de l’univers, sauf qu’insérés entre les propagations rythmiques des étages  sans figures  , ces étages sculptés de figures féminines et masculines, ainsi  comprises dans la chaîne des transmigrations, retiennent tout spécialement le regard et l’attention . Et tout cela bouge parce que tout est ainsi délibérément hors de portée  d’un jugement assuré des proportions de la taille et du volume de l’édifice . C’est bien le branle universel cosmique qui est la vie, celle-ci évidemment en route dans les scènes érotiques des sculptures (1).

Sculptures Mahadeva 0705

Sulptures Mahadeva 0696   - on repère aisément en 5 l’emplacement de ces sculptures sur le flanc du temple  qui est le temple Kandariya Mahadeva (v.illustr.1)

C’est à ce stade qu’on peut se persuader du rapport profond de civilisation des inventions numérales de l’Inde  et de l’architecture des temples hindouistes que la religion de Brahmâ voit s’édifier à leur suite dés le VII e siècle, quand elle commence à supplanter le bouddhisme (v. les écrits postvédiques, le Védanta, et de l’astronome Brahmagupta déjà cité, en 628, « Le système révisé de Brahma).

 (1) - le Khama Sutra qui suit  tout à fait  la même inspiration  est écrit entre le IVe et le VIe siècle .

Mais quel rapport avec les Châles du Cachemire ?                                                                            

 3     

Les Palmettes cachemires et l’ambiguïté d’échelle    

On peut s’étonner que  dans le même article je m’occupe des Châles du Cachemire  tout à fait à la suite des temples Hindouistes édifiés du VIII e au XIV e siècle.  Peut-il y avoir un rapport utile de compréhension entre ces châles qui ont été des parures pour les privilégiés et  la  lecture des significations religieuses  complexes de l’architecture de ces temples ?  La raison est dans les faits, c’est avant tout « l’ambiguïté d’échelle » qui se retrouve dans le décor des palmettes cachemires, comme elle  sert, on vient de le voir, dans les temples hindouistes,  leurs principales valeurs d’expression. A la limite on pourrait dire : quelque soient les influences qui les ont générées.

Temples hindouistes 527                     

Templeshinduistes et châles Cachemires 1368

Cela commence au XVe, quand l’empire Moghol  s’ établit solidement.   Ne pas croire que les Palmettes de châles Cachemire « d’origine » aient été seulement  ni d’abord un agencement compositionnel décoratif à base de rythmes et géométrie sous-jacente d’inspiration  islamique  ; même si à on ne doit pas écarter à propos de ces palmettes le jeu d’un syncrétisme partiel entre les motifs de style moghol islamique et  ceux de l’hindouisme , plus échange d’influences probable  avec le soufisme de Perse (1) - Non, elles sont d’abord l’équivalent de ce que la vie donne et elle seule : par exemple dans la croissance d’une branche de  troène au printemps, il peut y avoir ensemble parmi les feuillages, en même temps, beaucoup plus petit et grand dans le même organisme vivant qui croît - 9. Les palmettes Cachemire sont cela  avec la même ambiguïté d’échelle que celle développée dans l’architecture des temples hindouistes sur leurs côtes verticales de la base au sommet. Avant islamisation. ou islamisation prochaine de l’Inde déjà en route, la valeur d’expression est bien la même . Avec toujours quelque chose  de vertigineux et toujours un effet de nombre.

sopie de temple hindouisteCopie 2L9

Voyons cela de plus près . Cette “ambiguïté d’échelle” permet dans  les Palmettes cachemires  l’intégration organique, la cohérence tissée  de leurs constituants aux différents niveaux d’organisation du tissu -8 et 9. Comme dans l’être vivant, ces très nombreux composants à la fois différenciés et à tendance auto similaire , feuilles et fleurs en foule serrée, se combinent, se trouvent intégrés ensemble à de multiples niveaux de complexité d’échelles différentes en chaque  palmette et aussi dans les intervalles entre ces grands motifs. La distinction entre motifs et intervalles est d’ailleurs aussi incertaine que cette combinaison de plusieurs échelles  dans la même configuration. Quatre échelles se trouvent ainsi intégrées. Dans le décor des palmettes des Châles cachemires le tissu est à la fois : 1 - à l’échelle de ses grands motifs, les palmettes prises en entier ( comme les temples si l’on considère l’ensemble de l’édifice) ; 2  - à l’échelle de ses innombrables motifs de petite taille ; beaucoup sont  compris dans le grand motif de la palmette sans pour autant être assujettis  à son échelle, autrement dit sans que ces petits motifs perdent leur autonomie et deviennent seulement des détails des palmettes , ils sont plus proche d’une reproduction autosimilaire à échelle réduite de celles-ci (comme  sur le flanc des temples leurs reproductions nombreuses  en miniature) ; 3 -  à l’échelle des unités minimales du tissu du châle, les croisures de fils le plus souvent en sergé (v. 7) que l’on perçoit très bien dans les châles d’origine(comme les innombrables  étagements horizontaux  de pierre d’échelle souvent décroissante des temples) ; 4 -  tout cela dans une totale cohérence  nous donne le châle entier,  la  pièce entière de tissu  « à l’échelle humaine » bientôt enveloppant le corps de qui le  porte.                                                               

Une remarque : Les palmettes des châles d’origine jusqu’au XVIII e n’ont pas débordé à l’Ouest au-delà de la Perse, même pas en Egypte,  ni en Ifriqiya arabo-musulmane …Elles étaient venues  de façon originelle en Inde, au Cachemire sans souffrir de la conquête islamique  ni de l’empire Moghol, dont l’influence sur elles n’était certainement pas en mesure d’évincer leur  inspiration profondément hindouiste . Nulle part  l’écriture et la calligraphie ne font irruption dans le décor des châles alors que c’est si souvent le cas  parmi les rythmes des décors  de l’Islam (1) . Et les châliers  français des cachemires,  comme ceux de Norwich et  de Paisley en Angleterre, au XIXe , ne s’y sont pas trompés, eux-mêmes n’ont qu’exceptionnellement franchi cette limite. Le nombre et les rythmes, voire les vertiges, règnent toujours sans partage dans les châles  cachemires -10 et 11.

templezs hindouistes 090 (2)  10             Temple Hindouiste et cachemire 090(4)11

(1) A noter justement que s’il existe une certaine ambiguïté d’échelle dans les décor d’inspiration soufi  de la Perse séfévide  (XVI e-XVIIIe) ce n’est pas entre les différents niveaux d’organisation  du vivant ( cela je l’admettrais quand même en partie par prudence ) mais entre les calligraphies  et d’innombrables motifs floraux ou végétaux,  presque toujours très petits . La frontière est là . Même si le nombre est aussi présent que dans les châles cachemires .  Exemple: la mosquée du Sheikh Lulfallah à Ispahan - v.1616.

___________________________________________

légendes des illustrations sur les châles cachemires

Cliquez sur les images pour les agrandir

7 Châle  long tissé au Cachemire vers 1800  - tissage espouliné à base de sergé avec double crochetage - laine  des chèvres du Tibet. - Quand les palmettes sont plus espacées, c’est la perception des croisures de fils de la structure tissée qui relaie le sentiment d’ambiguïté d’échelle : les fleurs de la palmette paraissent en comparaison presque géantes, la palmette  ressemble à la sikhara d’un temple  entier dont elle prend les proportions ,   et pour comble entre ces hauteurs et grandeurs des oiseaux sont là qui marchent au sol,  ne volent pas, semblent prêts à picorer les croisures de fils…ou les fleurs et fruits, au sommet  des palmettes ou  à la base, elle-même oiseau. 8 Châle tissé au Cachemire vers 1810 - tissage « espouliné » à base de sergé avec double crochetage - laine  des chèvres du Tibet. Avec la même ambiguïté d’échelle que celle développée dans l’architecture des temples hindouistes sur leurs côtes verticales de la base au sommet. La valeur d’expression est bien la même (1) . Avec toujours quelque chose  de vertigineux et toujours un effet de nombre.  9   Ambiguïté d’échelle entre grands et petits motifs des feuillages, témoins de l’organisation de la croissance dans une branche de troène au printemps, il peut y avoir ensemble parmi les feuillages, en même temps, beaucoup plus petit et grand dans le même organisme vivant qui croît. - Les palmettes Cachemire sont cela, elles sont  l’équivalent de ce que la vie donne et elle seule . 10 et 11   Châle long, France , vers 1860 - Tissage sur métier Jacquard, au lancé, découpé  -  Chaîne : 356, trame 164 cms


  4                     

Châles Cachemires, Métier jacquard et fractals                                                             

Le rapport entre le nombre, l’ambiguïté d’échelle dans les temples hindouistes  et dans les châles cachemire, c’est l’intervention du métier jacquard qui l’éclaire le  mieux,  donc  ce rapport est surtout   à considérer   avec les châles tissés en Europe  à partir de 1820 environ au jacquard en  France pour l’essentiel,  parallèlement au goût de l’époque pour l’exotisme oriental et l’Inde . Tissage au jacquard et numérique ont retrouvé dans le  dessin et le tissage des châles cachemires d’imitation quelque chose de l’inspiration  de l’Inde ancienne, celle des temples brahmane et des inventeurs indiens des chiffres et des modes de calculs qui sont les nôtres, sans lesquels l’essor de la science moderne n’aurait pas été possible.

On peut aller un pas plus loin . Ce sont seulement ces châles cachemire d’imitation, au décor complexe  à échelles multiples toujours foisonnant  qui peuvent mener à une évocation  de l’autosimilarité des objets fractals  à différentes échelles . Des fractals  je laisse de côté la fracture et le degré d’irrégularité.  Mais il y a - comme dans les temples hindouistes anciens -dans les châles cachemire tissés en France au XIX e  au métier jacquard   le goût vertigineux  de l’innombrable,  de l’ambiguïté d’échelle  et d’une certaine autosimilarité des motifs aux différentes échelles de leur déploiement, qui n’est pas sans annoncer l’autosimilarité des objets fractals aux différentes échelles de leur développement (v. 10 et 11) .

Une dernière proposition

Avec  les palmettes des châles du Cachemire il n’y a pas seulement leur répétitivité en bordure du châle , il y a le nombre, il y a  les déploiements  foisonnants du nombre, que permet l’ambiguïté d’échelle de l’ensemble des motifs (1)..

La question de la correspondance réelle (ou supposée) entre l’ambiguïté d’échelle des temples hindouistes du VIIIe au XIIIe siècle et celle des motifs autosimilaires à différentes échelles des châles du Cachemire, cette question peut être considérée  parallèlement à celle de la transmission des chiffres  et des modes de numération et de calcul de l’Inde  à l’Europe à travers l’islam et le monde Arabe  du VIIIe au XVe / XVIIIe durant toute la période d’Islamisation de l’Inde. Les motifs des châles Cachemires  d’origine du XVe au XVIII e siècle  ou même d’Europe au XIXe, occupent, avec leur constante ambiguïté d’échelle la place de trait d’union entre ces deux ordres de la réalité, temples et châles d’une part , transmission des inventions numérales de l’Inde à l’Europe d’autre part .  La vogue des châles et des motifs Cachemires  en Europe à partir de la fin du XVIIIé jusqu’à aujourd’hui éclaire d’un jour particulier  la question de cette transmission.

                                                                                                        ***

On ne s’est jamais expliqué, dit-on, l’immense succès des palmettes cachemires plusieurs siècles durant, aujourd’hui compris, dans des civilisations très éloignées, de l’Inde et de la Perse à l’Occident (2) . J’espère qu’on aura trouvé ici en grande partie l’explication . Elle tient pour l’essentiel aux cohérences sensibles  extrêmement vastes que favorise  le recours à l’ambiguïté d’échelle   mariée au multiple, au nombre, au numérique comme agent de mise en rapport avec le mouvement universel  du cosmos, de la nature  et de la vie ? Et cela valait, selon la philosophie religieuse de leur temps, dès l’architecture des temples hindouistes  les plus remarquables, édifiés dans les siècles qui  précèdent les premiers tissages de châles au Cachemire qu’ils annonçaient en un sens . Cette longue continuité a valeur de transmission et de guide pour une lecture du Langage du tissu et des civilisations bien plus ouverte qu’on ne la pratique d’ordinaire .

_________________________________

(1) -A ce titre on peut les considérer comme des témoins d‘une transmission composite toujours en route des chiffres et des modes de numération de l’Inde hindouiste  à l’islam moghol et arabe. Avec les palmettes  du Cachemire  nous ne sommes pas très loin de l’Arbre de Vie des Indiennes d’origine, ces toiles de coton peintes ou imprimées contemporaines des châles d’origine. A ceci près  qu’il n’y a pas semblable déploiements foisonnant du nombre sur les Indiennes même s’il y règne   aussi une certaine ambiguïté d’échelle,  dans le motif de L’ Arbre de Vie lui-même.

(2) - Mais pourquoi ni vers la Chine ni vers le Japon.  Pourquoi ?

________________________________________________________________________________

ENONCE  des FAITS  à prendre en compte

- Fin de l’empire Gupta qui à côté des cultes védiques tolérait le  bouddhisme  ( surtout de 210 à  474 et même 535)    - Nouvelle période de morcellement de l’Inde  ( comme  après  l’empire Maurya - de 322 à 187 av.JC - lui aussi favorable au bouddhisme surtout au III e siècle av. JC avec Asoka, l’empereur moine).

- Le brahmanisme (hindouisme) qui est une transformation du védisme,  reprend et accroît son rayonnement  à partir du VI e.. Le VII e est le siècle du Védanta (Oupanishad, Brahmasoutra, Bhaghavad Gita)  qui prolonge les védas (dont les foyers avaient été le Pendjab et le Cachemire   du XII e au III e av.JC) .

- Bientôt recul du bouddhime jusqu’à sa quasi disparition de l’Inde.

- L’astronome Brahmagupta ( 598 -  668) qui vit  à Bhillamaila au Rajasthan écrit en 628 « le système révisé de Brahma » ou Brahma Siddhanta , il est  le premier mathématicien  à utiliser l’algèbre pour résoudre des problèmes astronomiques et calculer la durée de l’année ; il définit le zéro comme la soustraction d’un nombre par lui-même …

-Apparition dans le nord de l’Inde  des modes de numération et de calcul  du V e au VIII e :  les chiffres de 1 à 9, le zéro, pour les opérations arithmétiques la règle de position et la base décimale sont  pratiqués par les astronomes à partir du V e et largement pratiqués en Inde au VII e .- première inscription lapidaire des chiffres au IX e .

- On est au temps de la fin de l’empire perse sassanide .

- Importance du Cachemire au VIII e .- Au IX e  le roi Avanti Vazman (855 - 883) fait construire des temples hindouistes à Avantipur . Le Cachemire a été souvent dans le passé un royaume échappant aux empires (Mauryas, Gupta …  )

- Du VII - VIII e au XIII e édification des temples brahmanistes hindouistes les plus importants avec bien souvent ambiguïté d’échelle recherchée entre tout le monument ,  et les innombrables composants de l’architecture de la base au sommet , souvent de petits temples en  miniatures  reproduction du « sikhara », de l’édifice d’ensemble. Nombreux étagements de figures humaines (érotiques) traitées comme les multiples modules horizontaux étagés de la base au sommet, rédutes à la même échelle  confondante et vertigineuse rapportée à celle du temple entier.

Les temples hindouistes sont un résumé du cosmos. Brahma c’est le branle universel cosmique y compris donc l’acte sexuel qui engendre la vie renouvelée et la transmigration. Le Brahmanisme est sans fondateur ni dogme .

- Le brahmanisme-hindouisme impliquait  le système des castes  certainement très développé dès le VII e mais présent déjà dans les védas.  (L’Inde restait avant tout agricole.  Ce système socioreligieux a toujours fonctionné assurant la domination de  la caste des brahmanes et de celle  des kshatriya (guerriers, rajhahs…) sur la masse rurale.  Parfaitement inégalitaire, ce système  marginalise   les basses castes et plus encore les “intouchables  horscastes”).

- Menace des conquérants musulmans depuis le nord ouest, dès les VIII e -X siècles :  Mahmud de Ghazni pille le Pendjab et saccage des sanctuaires (+ en 1030) . - Progression de la conquête de l’Inde par l’Islam du X e au XV e - Mais la civilisation de l’Inde se développe sans souffrir du contact avec l’Islam

- XIV e nouvelle période de morcellement de l’Inde.

- Au XVe l’empire Moghol est établi et durera jusqu’à la fin du XVIII e,  l’islamisation de l’Inde  depuis le nord-ouest est en route . Ce qui ne veut pas dire assujettissement des  cultes originaux de l’Inde  à l’islam

- XV e, développement des tissages de châles au Cachemire - C’est probablement le sultan moghol  Zayn al Abidin(dynastie timouride) qui fit alors venir du Turkestan l’habile tisserand légendaire, Nakad Begh qu’il installa au Cachemire. C’est sans doute lui  qui monta un  premier métier à tisser les châles avec le duvet des chèvres du Tibet  (et peut-être aussi du Turkestan) ..

Les motifs de ces châles qui sont presque toujours marqués par l’ambiguïté d’échelle (entre grands motifs de palmettes et petits motifs foisonnants)  sont de ce point de vue en correspondance avec l’ambiguïté d’échelle caractéristique des temples hindouistes , cependant ils pouvaient résulter aussi d’un échange d’influence entre l’inspiration de l’Inde hindouiste et une inspiration islamique  venant de l’empire moghol ou venant de Perse, celle du soufisme séfévide . On a pu qualifier certains châles du Cachemire comme de style moghol.

- On est au temps de l’empire perse séfévide  et du soufisme.

- L’importance des châles du Cachemire qui étaient en  Inde  une parure de prestige et de grand luxe, plus masculine que féminine, suit l’expansion de l’empire du Grand Moghol  sur toute l’Inde jusqu’au sud . C’est dans ces conditions que ces châles séduisirent la clientèle européenne des compagnies des Indes Orientales fin XVIII é . Cette clientèle allait être surtout féminine. - Coïncidence significative : les chiffres « arabes » venus de l’Inde commencent à être utilisés en Occident seulement à partir des XIV e - X V e  siècles).

_________________________________________________________________________________

Patrice Hugues