Archive pour mars 2009

17 ème Article question - Tissu - numérique - motifs imprimés - l’indicible du Tissu ?

Mardi 3 mars 2009


Voici différentes remarques/propositions  1) - à partir de ce que je sais de la place du tissu dans l’évolution de nos représentations ; 2) - à partir de ce que tissus et voiles me permettent d’exprimer  dans mon travail de création. Tout ça se tient  généralement assez près d’un certain indicible du tissu,  pas loin non plus du numérique.

1) - Dans l’évolution de nos représentations : au début de l’ère moderne - peu avant la Renaissance et aux siècles  baroques

-         (A) du côté de la figuration des tissus en peinture, le tissu intervenant bien souvent pour rendre présent un certain indicible ;

-         (B) du côté de la pensée mathématique avec ses accès ou son refus d’accéder à la base numérisée de toute structure tissée.

A) - Le tissu figuré en peinture ou sculpture rend présent  l’inexprimable à son maximum dans les drapés ou certains vastes déploiements d’étoffes parfaitement surprenants, surtout aux XVIé - XVIIé siècles  dans l’art baroque.  Là les tissus représentés sont pratiquement toujours des tissus unis sans motifs (Le Caravage (1) Rembrandt, Philippe de Champaigne  …) . Alors que ce qu’exprimaient antérieurement les tissus   à motifs  si souvent figurés par les peintres , soieries, velours….jusqu’à la fin du XVe siècle,  était  beaucoup plus près du numérique.   (2) Tout alors en effet était compte ou décompte précis, et pas seulement décompte des motifs,  mais des fleurs et des herbes  peintes une par une, décompte des feuilles innombrables dans les feuillages , toutes considérées à égalité avec les motifs des tissus . C’était, en même temps que des valeurs symboliques, ce que j’ai appelé “le pouvoir des relais en champs multiples” des motifs » s’articulant les uns aux autres,   à partir justement des motifs des tissus figurés. Un pouvoir qui donne souvent, avant l’emploi de la perspective, ses dimensions à l’espace représenté  .  L’indicible était là  du côté d’un émerveillement presque vertigineux devant cet innombrable dans la nature , bien plus que dans les plis des étoffes jusque là raides et construits. Là-dessus je vous renvoie aux chapitres du Langage du tissu . -

1 Le Caravage - La mort de la Vierge

R La mort de la Vierge

Copie de T3 Van Eyck

2 Van Eyck - La Vierge à la Fontaine (v.1432)

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B) - Au passage du XVIIé -XVIIIé, Leibniz est là  qui tente le calcul infinitésimal  des  courbes et contrecourbes des plis et entreplis : ne parvenant jamais à les calculer intégralement, il est  devant l’évidence d’une présence inaccessible, devant ce qui était pour lui  le chiffre de la présence de Dieu . Et bien sûr ceci était tout près de l’indicible présent dans les drapés baroques, présence au moins du mystère, du caché  pour servir le sacré (v. 16 éme article). J’ai pu souligner  que l’analyse mathématique des plis par Leibniz n’allait pas au bout du compte, ne pouvait aller au bout du compte parce que comme la plupart à son époque il n’a jamais envisagé la numérisation de toute structure tissée, il n’ est jamais allé jusqu’aux fils, jusqu’au compte précis des fils qui composent le tissu et assurent par leur souplesse et leurs croisures innombrables les courbures complexes des plis du tissu dont ils sont physiquement et numériquement les principaux  générateurs. Paradoxe significatif : Leibniz, philosophe et croyant, fut l’un des premiers à définir l’arithmétique  binaire, base, comme on sait,  de la “numérisation” de tous les tissus depuis l’origine - fils de chaîne pris ou laissés par le fil de trame, + ou -, 1 ou 0 -, mais il ne pouvait retenir un passage du spirituel aussi abrupt à la matière . Et le corps que les tissus sont si aptes à revêtir n’était pas considéré  par lui, comme par  toute son époque ou presque, au même titre que le spirituel.

Je reviens aux  temps d’avant la Renaissance, quand  les peintres faisaient   bien plus volontiers  intervenir des soieries somptueuses à motifs. Ils n’étaient pas plus décidés à valoriser les présences corporelles à l’égal des présences spirituelles, pour eux les relais en champs multiples des motifs avaient d’abord l’éclat prestigieux et  glissant purement visuel de la soierie plus que sa sensualité tactile.  Voir là cependant une  phase très significative et ancienne de la présence des motifs dans le champ du numérique :  ces décomptes aussi bien des feuilles et des fleurs, des herbes une par une,  rejoignaient dans la figuration des tissus le nombre, dans les répétitions et  les rythmes des motifs . On peut  y lire bien des indications  sur comment peut s’établir  au mieux le rapport  entre les motifs et le corps revêtu de tissu dans le champ du numérique . Car c’est bien l’une des principales questions qui se posent actuellement avec l’emploi du numérique dans les tissages assistés par ordinateur et peut être encore plus nettement dans l’impression numérique à jet d’encre .

 Voir aussi en dehors de l’Occident ce qui s’est passé et se passe  sur ces questions - tissu, motifs, numérique, indicible - du côté de l’Inde, de la Chine et  de l’Islam…

2) - Ma seconde remarque/proposition part de mon expérience pratique de création et d’expression dans mon travail avec les tissus et les voiles que j’imprime:  - que les motifs entrent en jeu ou non, s’agit-il de  “l’ expression d’un certain indicible » ?.

Je ne prends que cet exemple : là où je  touche un certain indicible, c’est avec les transparences dans les parcours offerts au regard entre des voiles et des tissus disposés en plein espace en plans successifs de l’avant vers l’arrière . Dans ces installations (cf. au Musée d’Angers : “Gestes d’aide - Gestes de Tissu” ; ou “Les Taches noires”)  se trouve perçu un « tiers- espace » qui n’est ni seulement l’avant-plan ni seulement  l’arrière-plan, mais bien plutôt un certain entre-deux malaisément définissable, assez indicible donc . Je suis là assez loin de l’indéfinissable des plis du tissu (v. 1), ces plans de voiles et tissus sont suspendus en plein espace tombant verticalement et sans plis . On peut d’ailleurs circuler entre les plans, de là voir les gens qui passent et être aperçu d’eux de l’extérieur dans ce tiers espace ; les voiles   jouent toujours en avant-plan. L’indicible est certainement le fait de ces interférences possibles des regards que nous rattachons consciemment ou inconsciemment à l’ambiguïté dans laquelle depuis l’origine on a toujours tenu  le pouvoir du voile . Ici le voile est-il dévoilé ? Ce n’est pas que ça car les tissus opaques qui s’interposent parmi les plans de l’installation  en arrière des premiers voiles  jouent un rôle aussi important. (comme les corps, les visages derrière un  voile) ; ce qui compte en effet c’est le jeu entre transparences et opacité, et en plus  sur clair ou sombre, les interférences différenciées de la lumière et de la pénombre  .  Or un fait qui relève de l’optique et de la physique  nous surprend, il est lié à l’emploi (que je fais) de la thermo impression sur ces voiles et ces tissus . Quand les parties imprimées en noir sur le voile du devant  se profilent devant des taches, des formes elles-mêmes  imprimées en  noir  sur les tissus opaques de l’arrière-plan , tandis que  le regard de l’extérieur est arrêté dès le premier plan par les parties du voile restées claires qui comme d’habitude continuent de voiler ce regard ( clair le voile diffuse la lumière et fait donc écran),  en revanche  il pénètre en profondeur  dans l’installation par les parties  en noir du voile vers celles, elles aussi imprimées en noir des tissus d’arrière plan, il n’est arrêté par rien  (le noir ne diffuse pas la lumière), le sentiment qu’éprouve le regardant est celui d’une transparence complète en profondeur, “d’un vide entre-deux” à quoi s’identifie alors ce qu’il peut considérer comme assez indicible. v . 3 -4 -5 - 6 -7.

Copie de présentation Mulhouse 216Présentation Mulhouse 2123

Les Taches Noires 24

Rencontre de l’escalier5

Voile thermoimprimé 4Voile claire main voilée 5

6/7

Même chose si le regard  rencontre en profondeur  une zone de pénombre dans l’arrière-plan, transparence complète depuis les zones imprimées en noir du voile de l’avant-plan. Donc à plus d’un titre intervention de la lumière et de l’ombre . Pour autant il ne s’agit pas de  passages subtiles en clair-obscur comme sur la toile en deux dimensions du peintre, les contrastes restent très affirmés et s’établissent en plein espace tridimensionnel.

Mais tout cela n’est possible et réel qu’avec la thermo-impression qui sur le voile peut imprimer le noir  sans déposer de matière qui encroûterait inévitablement le voile, bloquerait sa transparence et arrêterait le jeu libre du regard (de même que ce dépôt modifierait radicalement le toucher du voile) . L’encre de thermo-impression dite sublimable (qu’elle soit noire ou de couleurs) arrive,  précision indispensable, en  flux gazeux sur les fils des voiles et tissus et s’y fixe, s’y polymérisant  au niveau moléculaire.  Tout est là du domaine de l’impalpable, palpitant, excepté la matière textile des voiles et des tissus (1).  Justement,  autre précision indispensable, le rôle de la contexture peu dense  du voile : fils fins, grands jours entre les fils complètement invisibles  quand ils sont noirs sur fond noir ou sombre.                                                                Voilà pour l’indicible . Sans les motifs .

Restent les motifs, polychromes  ou non, qui peuvent avoir été générés et numérisés par ordinateur et rien n’empêche qu’ils soient eux aussi thermo-imprimés sur voiles et tissus . Ce qui est certain c’est que la multiplicité des couleurs et la complexité de leur dessin brouillera très vite pour le regard les possibilités de traversée libre en profondeur vers les arrière-plans  sans pour autant faire vraiment écran . Si les motifs se contentent de l’opposition  noir/blanc, les interférences en profondeur resteront relativement simples à percevoir (8) .

MC voile Dentelle8 Répétitivité “motifs et images” - Rythmes, transparences et profondeurs dans les sombres

Avec des motifs et intervalles vraiment polychromes ces interférences sont beaucoup plus complexes à lire et peuvent créer des visions surprenantes quasiment indécidables entre en avant et en arrière. Plus les motifs seront petits, plus d’emblée on sera près du numériques avec les courtes cadences de l’innombrable  et plus les interférences pour le regard entre voiles et tissus  créeront un sentiment de consistance tridimensionnelle inattendue (comme en mer entre  différentes nappes de planctons constamment en mouvement ).

C’est là qu’il faut  à chaque fois  veiller à ordonner de façon bien spécifique les « motifs à imprimer dans le champ du numérique » . Voilà  comment se pose la question du numérique  en rapport avec la  thermoimpression .

Patrice Hugues

(1) -  v. « Voiles et Tissus présences vives », le titre de mon exposition au Musée d’Angers en 2004)

16ème Article question - La lumière, le tissu et le miroir

Mardi 3 mars 2009

La lumière est ce qu’il y a de plus cosmique dans nos perceptions . Pour cette raison les cultes solaires, on le comprend, ont souvent été au fondement des religions ( Egypte  - Amérique précolombienne ….) . Cosmologiques, ces cultes donnaient les dieux dans la lumière se propageant dans l’univers.
Imagefevrier Jardin fenêtre 005Fevrier jardin fenêtre 011Fevrier Jardin fenêtre 004
Plus tard, au début de l’ère moderne, pour les artistes baroques comme  pour les philosophes métaphysiciens et mathématiciens très croyants du XVIIe siècle, Dieu trouvera sa figure en même temps que dans la lumière dans l’incalculable des plis imprévisibles du tissu .
L’électricité des éclairs est donnée  à nos perceptions sans que nous puissions percevoir qu’elle est aussi l’électricité qui en nous agit à vitesse comparable comme transmetteur de nos influx nerveux . Dans la zone « contact »  des tissus avec le corps  quand joue sur nous la lumière les deux se touchent, l’infiniment intime et l’infiniment loin, et c’est  par où le courant passe, interférences internes externes. D’où tout l’intérêt  qu’il y a étudier les rapports qui s’établissent actuellement entre tissu et électricité (1) .   Contact  ou  Interférences  , ce n’est pas la même chose : ainsi 1 - « contact » vaut assurément pour le tissu, le très proche, le rapport immédiat entre intérieur et extérieur et entre les êtres ,.. , très peu pour le miroir ;  - 2 « interférences » vaut pour la lumière, les ondes, l’électricité, le très loin, les reflets , le miroir, très peu pour le tissu . - Les lumières électriques artificielles n’occupent pas cette zone « contact » comme la lumière naturelle. Elles sont contact et interférences.
(1) -Un jour on admettra que le désir sexuel  dans son accomplissement est lui- même du domaine de l’électricité
De même est du plus grand intérêt l’étude de « toutes les lumières réverbérantes » qui du plus loin touchent le plus notre intériorité à proportion de leurs parcours cosmiques  jusqu’à  ces  surfaces réverbérantes qui sont capables de rendre la lumière amortie reçue  indirectement et d’en emplir en douce intensité toute l’atmosphère  ambiante   -  Exemple  la  façade  d’ immeuble qui  reçoit sa  lumière par réverbération  de l’ immeuble d’en face de l’autre côté de la rue .  Ces parcours de la lumière  empruntent  bien finalement  pour gagner notre intériorité  ces voies réverbérantes qui ont le don  de nous transporter  en plein  mystère,  pris sous leur charme.  Réflexion indirecte, réflexion amortie, il ne s’agit pas d’un reflet au sens propre, mais de quoi alors ?.   La peinture classique , religieuse ou profane,  a bien souvent  pris  là  son départ ou  trouvé là sa résonance . De même la réflexion philosophique classique y a souvent trouvé ses figures, ses images .  - Ainsi  Leibniz prend-il   la  figure de “la maison sans fenêtre” et de l’Entre-pli,  qui supposent lumière et tissu,  pour définir l’entre-deux, le passage entre l’âme/intériorité et le  monde/extériorité .
S’il s’agit du Miroir au lieu du Tissu, ces « passages » se présentent tout autrement, comme à l’inverse .  Tandis qu’avec le tissu, au niveau du plus proche, du plus immédiat, celui de nos perceptions “ordinaires”, le trait d’union charnel-spirituel s’incarne et se ressent comme allant de soi dans la réalité que nous vivons à son contact, le trait d’union manque évidemment entre les deux  usages du miroir les plus prenants dans la proximité. Ces deux usages sont en effet en même temps les plus opposés - “Miroir le plus charnel” (- Miroir, mon beau miroir, suis-je la plus belle ?) et “Miroir spirituel” (pur de toute tache et dans tout son éclat, il nous donne un reflet symbolique   de la perfection spirituelle, voire de la perfection divine) . Entre les deux le trait d’union est impossible, ils se repoussent l’un l’autre . Où est l’incarnation du spirituel? En effet si la lumière et les reflets de la lumière que nous renvoie le miroir peuvent symboliser  le spirituel, en revanche le corps reflété ne parvient pas à un niveau symbolique de cette portée (une exception redoutable : le cas de Narcisse) . Il n’a pas un statut pareil qui lui permette de s’unir à égalité à la lumière des rayons qui peuvent venir depuis l’infini, ou au moins de très loin, frapper le miroir “spirituel” . L’intégration est impossible .
Pour le miroir, c’est, au contraire du tissu, entre le niveau le plus étranger au vivant, le plus “inorganique inerte” (en ce sens le plus matériel) , appartenant  le plus à la “physique” du miroir, à l’optique, et d’autre part son niveau le plus “mental”, le plus spéculatif (”le plus réfléchi”), que le trait d’union est le plus aisément établi .   En effet dès que l’on pense au rôle des rayons de lumière, aux faisceaux de photons qui  frappent le miroir et que celui-ci nous renvoie, dès qu’on se place ainsi au niveau des particules et de l’atome (photons-électrons), au coeur même du territoire de la “Physique”, on se place en même temps au coeur  d’une démarche scientifique, de caractère  purement intellectuel à partir de l’objet-miroir . Même si les deux curseurs - valeur physique et valeur spéculative - restent tout de même très à distance l’un de l’autre.
Lumière et corps n’ont assurément pas besoin du miroir pour se rencontrer et s’unir. Et en ce cas la lumière sensible joue physiquement avec le corps, de façon immédiate, et bien moins de façon symbolique. Or le tissu peut avoir directement sa place dans ce jeu, le miroir, non ou guère . Là  le jeu des photons qui sont la lumière et ses reflets par le miroir, le jeu des particules de la physique n’ont pas à entrer en ligne de compte  et n’ont guère à être analysés comme tels dans un jeu pareillement direct . Tandis que les fibres et microfibres qui composent les fils du tissu  finalement ne doivent pas échapper à l’analyse  dans le jeu direct du tissu avec le corps et ses tissus (2 et 3). Seule ressemblerait à ce jeu par contact direct, du côté du miroir, la légère chaleur éprouvée si le corps reçoit du miroir une lumière réfléchie assez intense et c’est tout de même par le jeu des photons. D’autre part  quelque chose va changer dans le rapport du corps et du tissu avec la lumière à partir des fibres optiques qui vont pouvoir être tissées .
1 - tissu figuré en peinture 

Copie de R

Présentation Mulhouse 297Copie de présentation Mulhouse 297 ou 2 et 3 - jeu direct du tissu avec le corps et ses tissus
Le tissu, lui-même, s’il entre dans ce jeu du miroir, s’il entre dans l’image réfléchie, ou s’il est figuré  en peinture (1) comme dans un miroir (le tableau), il y perd  une grande partie de ses pouvoirs, en tout cas son pouvoir d’immédiateté. Il échappe alors difficilement aux points de vue métaphysiques qui ont si longtemps prévalu, tissu agent du caché, du mystère servant le sacré. Mais les pouvoirs d’ambivalence du tissu (ici dans le jeu entre tissus figurés et tissus réels) sont tels que le trait d’union peut tout de même s’établir .
Avec le miroir, il n’y a pas semblable intégration des deux rives, le sujet et son image reflétée restent chacun de leur côté reliés seulement par la lumière sans vraiment pouvoir se rencontrer au niveau de l’immédiat . C’est à peine s’il est d’un quelconque intérêt de toucher le miroir. Le miroir ne crée aucun trait d’union, il crée au contraire la distance, la faille entre deux présences . Mais toutes les illusions sont possibles avec le miroir, plus ce que l’imagination s’invente de l’autre côté du miroir.

Patrice Hugues

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