14ème Article/question - Aristote, maintenant que “les navettes volent toutes seules”, qu’il nous lâche un peu! Est-ce possible?
Jeudi 20 novembre 2008C’est sans doute Aristote qu’il faut citer en premier . C’est lui qui engage le plus nettement la phase de démarrage et d’essor, bientôt contraignant, du « repli réflexif » , c’est à dire la marque de la pensée de l’occident, surtout Europe . Encore plus nettement que Socrate et Platon peu avant lui .
Réécrire ses livres, notamment la Physique, la Métaphysique et la Poétique, avec les connaissances et la technologie poussées où elles en sont aujourd’hui, ce serait à faire comme une nécessité étant donné que les textes d’Aristote font toujours foi . 60% des occidentaux suivent sans sourciller ces textes quand ils se mettent à penser, et encore plus sans y penser, malgré cet abîme de non-connaissance et de non-technologie qui sépare le temps d’Aristote du nôtre. On se demande bien pourquoi il font toujours foi ces textes : comment cela se peut-il ?
Dans le domaine du Tissu l’exemple est bien connu d’une mise à jour particulièrement indispensable, d’une correction rigoureusement nécessaire par l’inverse en rapport avec les progrès des technologies. Aristote justifiait l’esclavage : sans les esclaves pas de production textile ; « pour qu’on puisse s’en passer, disait-il, il faudrait que les navettes marchent toutes seules »,… ce qui selon lui ne sera jamais : inconcevable ! Les métiers à tisser industriels d’aujourd’hui sont tous automatiques et les « navettes volent toutes seules », quelques tisserands et techniciens suffisent à la surveillance de nombreux métiers . Ces vues d’Aristote ne peuvent être prises, comme on l’a fait souvent, pour une prophétie . Que vaut une prophétie à laquelle son auteur est le premier à ne pas croire et qu’est-ce qu’une prophétie que l’avenir inverse ?
Aristote …pour nous ? Incroyable, c’est vers - 330 av. J.C….et on se réveille sans savoir qu’Aristote est toujours derrière le stock grossissant des écrits et discours philosophiques que nous consommons . Tout leur fond principal est le réemploi non critique « du total mode d’emploi » établi par Aristote, autrement dit : nos « Universaux ». On ne se demande guère ce qui manque dans ce mode d’emploi. On en vient rarement à se poser la question : tout cela n’est-il pas simplement la grille de lecture et de pensée d’il y a 24 siècles …tant nos habitudes mentales l’admettent comme allant de soi ? Tout de même que vaut - elle pour nous aujourd’hui, cette grille de lecture du monde? Elle aurait tout dit : plus fort que la Bible ? C’est tout le commentaire qui en a fait un dogme ! Rien à dire contre Aristote dans son IVe siècle av. J.C. mais comment se fait-il qu’on ait crû pouvoir tout en tirer? Réponse : parce qu’on s’est affirmé sans trembler :” Tout y est “, … c’est un invraisemblable dressage . Quel repassage peut venir à bout d’un pli si fortement marqué ?
Tyrannie du Logos et de la langue ? Il y a de ça .
Une remarque : Pourquoi, de l’Antiquité greco-romaine ce sont seulement les mots, parmi tant d’autres vestiges, qui nous paraissent les plus actuels, utiles dans nos propres mots sans changements formels radicaux (notamment comme racines étymologiques ou en citations textuelles traduites ou non) et pour beaucoup d’entre eux sans même nécessité d’une resituation dans leur contexte d’époque ? Pourquoi plus immédiatement utiles et actuels les mots que les monuments et la statuaire antique? Bien souvent termes pour termes : Platon… Sénèque… Augustin. Pourquoi premièrement les mots ? Et aussi les mathématiques antiques, lesquelles ont été certes prolongées mais jusqu’ici jamais abolies, ni ruinées (valeurs des signes abstraits en dépit des limites étroites des modes de numération grec ou latin) ? Les deux fois, des agents de prise de distance indiquant le premier grand essor du « repli réflexif ». Tout le reste, à côté, est du ressort de l’archéologie, les destructions, les guerres, les ruines sont passées dessus . A ces dommages qui laissaient intacts seulement les mots - au moins d’importants fragments de texte - , les discours de la sagesse philosophique ou religieuse, de Saint Augustin par exemple, ont ajouté une distance spirituelle supplémentaire vis à vis du corps, presque une haine du corps.
Comment Aristote et le Logos ont-ils eu raison de tout sur 24 siècles d’ Occident (¨+ les transmissions par la pensée arabe) ? Qu’est-ce qui fait croire que l’énoncé et les mots grecs d’Aristote , du IVe s av. JC, ont pu atteindre une qualité inaltérable, bons pour toujours, sans rien qui manque? Quel somnifère ou quelle cécité sont intervenus ? Comment les nommer, ces deux-là ? Théologie, Raison, Lumières … même Science (occidentale)…c’est embêtant qu’on doive en venir à retourner tout ça. Suffit sans doute d’en prendre en compte seulement la moitié et de garder la place restante pour d’autres langues que celle d’Aristote . Ce n’est pas Aristote le responsable, mais toute la suite des “édifiants édificateurs”(exemple particulièrement remarquable : la captation de l’héritage d’Aristote par St Thomas d’Aquin), tous plus édifiants les uns que les autres . “Tout y est ! » … Sauf que le “Tout y est” n’a pas eu à se battre contre une autre Raison que la nôtre, ce qui advient aujourd’hui .
La ” Mémoire culturelle ” ça a du bon, mais elle ne doit pas devenir “une oubliette” pour ce qu’elle n’ a jamais connu ou pour ce qu’elle ne sait jamais vraiment connaître qui soit autre qu’elle-même .
Choc en retour, on constate tout de même une lacune dans les commentaires sur les livres d’Aristote : rien, aucune ouverture sur ce qu’il a pu écrire ou ne pas écrire sur habillement et modes vestimentaires ; les commentateurs s’en seraient voulu de trouver et citer quoique ce soit de lui qui aurait annoncé l’importance prise par la mode ; l’homme est « un animal politique » disait Aristote, comme tel peu importe s’il est vêtu .
Patrice Hugues