18 ème article question : Trois Damas d’Italie - XVIe-XVIIe siècle - Que nous disent ces trois tissus anciens?
TROIS DAMAS D’ITALIE
(XVIe - XVIIe)*
Lectures comparées
(1 - 2 - 3)
1) - Premier tissu, un damas d’Italie - XVIe
A) - Caractéristiques du tissage : Fils de chaîne : verts clairs .- Fils de trame : rouges vifs .- Soie, les uns et les autres . - Mode de croisure des fils : damas armure satin, satin face-chaîne à l’endroit dans les intervalles, à l’envers du tissu dans les motifs .- L’envers est aussi beau que l’endroit : les couleurs et les brillances sont inversées . Cette remarque vaut pour notre regard d’aujourd’hui qui prend plaisir à cette ambivalence . Les intervalles à l’endroit, légèrement en creux, bénéficient de tout l’éclat du satin des fils de chaîne verts-clairs, les motifs ont la matité relative des fils de trame rouges . A l’envers c’est l’autre partie qui se joue. Il y a en tout changement de position et de valeur (couleurs, brillance, matière) des fils de chaîne et des fils de trame d’une face à l’autre du tissu . Motifs d’inspiration végétale et florale mais sans aucune imitation précise de la nature, bien mieux appropriés ainsi à la spécificité de la structure tissée .
B) - Premières impressions : un jeu de lumières/couleurs particulièrement magnifique, souple légereté de cette soierie, parfait équilibre dans la charge en fils, équilibre également dans le jeu des intervalles et des motifs, et entre le léger relief des motifs et le léger creusement des intervalles . On est saisi par beaucoup d’imprévu dans l’ordonnancement du décor, motifs et intervalles, avec des variations surprenantes dans ses rythmes répétitifs. Les mystères de ce tissu d’il y a plus de quatre siècles nous parviennent en témoignages subtils de la sensibilité des gens de la Renaissance italienne, de ses tisserands de soie en particulier .
1A et 1B
C) - Lecture rapprochée : Les motifs sont de taille moyenne, pas innombrables sur la surface de tissu dont nous disposons, et ils sont tous d’une même échelle (les différentes configurations présentent toutes des proportions analogues, pas d’ambiguïté d’échelle). Ordonnancement principal des motifs selon des axes verticaux en deux chemins de motifs alternant, avec un décalage en quinconce de chaque type de configurations d’un chemin à l’autre: c’est un premier imprévu . Des motifs seconds s’ordonnent, eux, de façon nettement horizontale, adossés/affrontés en figures séparées qui s’accordent en mineur avec la symétrie en majeur des principales figures, qu’ils complètent avant et après, sans les presser, sans surcharge. Deuxième imprévu : dans chacun des deux chemins de motifs alternant en quinconce dans le sens de la verticale, les deux figures qui se suivent et se répètent, l’une plus complexe, l’autre moins, différent dans leur détails de leurs homologues dans le chemin voisin . A coup sûr le plus imprévisible dans cette soierie c’est le parcours des intervalles, tel qu’il semble résulter de l’ordonnancement des motifs . Mais quand on sait que tout cela est l’affaire d’une absolue continuité du tissage, quand on sait qu’au niveau du jeu des fils, de leurs positions et de leurs valeurs (couleurs/lumière/ matière) les intervalles sont à eux-seuls tout le satin face-chaîne de ce tissu à l’endroit, on doit aussitôt renoncer à les qualifier de “résultats” de l’ordonnancement de motifs : dans leurs parcours, ils comptent à part égale, au moins autant que les motifs . La force tissée dans les plus beau tissus est cela : non pas une juxtaposition avec subordination des intervalles aux motifs, mais intégration des uns et des autres et incidences entièrement réciproques . Captivant résultat d’une intégration, la logique d’un tissu à décor polychrome tissé est d’abord rythmes. C’est cette valeur rythmique qu’il faut prendre en compte. Ici les rythmes changeants superbes et fascinants de ce damas mouvant, qui sont donnés autant par les parcours en labyrinthe des intervalles que par l’alternance des motifs.
D) - Expression de ce tissu dans le mouvement du vêtement porté : évidemment c’est pour cet emploi que cette soierie a été tissée, le vêtement .Tout devait concourir à accompagner les gestes et les mouvements du corps . Des plis ayant juste ce qu’il fallait d’ampleur pour révéler sans ostentation excessive dans leur souple continuité les passages vivants d’une lumière aux éclats amortis, dans toute la gamme du vert des fils de chaîne et toute la gamme des rouges des fils de trame, de la clarté jusqu’à l’ombre . Dans une étonnante association d’intensité et de douceur, perceptible sur soi par qui portait ce damas et pour le regard des autres à moyenne distance .
2) - Deuxième tissu, également un damas d’Italie comme les deux autres soieries, mais cette fois du XVIIe siècle et non pas d’époque Renaissance - grands motifs
A) - Caractéristiques du tissage : Soie . Mode de croisure des fils : damas armure satin (comme 1 et 3) avec inversion de position des fils quand on passe d’une face à l’autre du tissu .- satin face-chaîne à l’endroit dans les intervalles, à l’envers pour les motifs ; c’est bien ce qui caractérise un damas avec brillance de la soie quand intervient la face de l’armure satin (dans les intervalles) et beaucoup plus de matité quand ce sont les fils de trame qui apparaissent (dans les motifs) . Fils de chaîne: ocre doré tirant sur l’orangé .- fils de trame : gris clair argent tirant sur le vert, deux couleurs parfaitement complémentaires qui réagissent l’une sur l’autre, en opposition beaucoup moins nette que les deux couleurs dans le tissu précédent. Motifs en grands rinceaux et composantes d’inspiration végétale et florale.
B) - Premières impressions : Ce qui frappe avant tout cette fois c’est la grande taille des motifs et l’ordonnancement très ample des rythmes du décor . Ensuite, moins de contrastes que dans le premier damas, les deux couleurs de fils semblent glisser de l’une vers l’autre et interagir entre elles dans une brillance or/argent qui se propage majestueusement de façon égale sur l’ensemble du tissu, sans tellement de surprise. Effectivement il y a sensiblement moins d’imprévu que dans le premier damas . Certainement les goûts, et l’emploi auquel ce tissu était destiné, n’étaient plus les mêmes, nous sommes un siècle plus tard; ici plutôt qu’une très spirituelle et subtile élégance d’expression, on a l’imposition très forte des motifs en relief sur l’enfoncement des fonds, comme l’exercice d’un pouvoir d’apparat . Tout peut sembler vu d’un seul regard . Ne pas en rester là cependant .
2A et 2 B
C) - Lecture rapprochée : de grands compartiments curvilignes s’organisent selon deux dispositions principales, une disposition axiale verticale et une disposition en quinconce trés affirmée d’un chemin de motifs à ses voisins de part et d’autre (que l’on devine malgré la coupe de notre morceau), les deux en parfaite intégration ; de cette intégration résulte un réseau rythmique de lignes ondulantes qui obligent le regard à des parcours multiples et ambivalents entre orthogonalité et diagonales où il peut se perdre . Avec ces rinceaux majestueux, quand tout finit tout recommence . C’est d’ailleurs de telles ambivalences que ce tissu tire une grande partie de ses pouvoirs originaux d’expression . Ainsi il n’est pas certain que l’on puisse délimiter sans équivoque ce qui est motif et ce qui est fond ou intervalle : les grands rinceaux délimitent les configurations principales mais celles-ci comprennent en elles, à l’intérieur d’elles-mêmes, autant de fond qu’il s’en trouve à l’extérieur . D’autre part ces “grands motifs” comprennent en eux des configurations nettement plus petites, parfaitement définies, parfaitement autonomes, qui valent elles-mêmes comme des motifs à part entière, mais à une autre échelle. Donc petits motifs et grands motifs, entre les deux un sentiment d’extension dans la continuité . On ressentira particulièrement cette ambiguïté d’échelle dans les écarts de taille en remarquant la précision, dans la petite taille, des tulipes qui forment pour l’ensemble du décor le bouquet le plus captivant, et déterminent à elles seules, ces tulipes, le sens d’emploi préférentiel, haut et bas, du tissu; à force égale par rapport aux grands enveloppements des rinceaux . La symétrie? Elle est en fait partout présente mais elle passe ici presque inaperçue parmi tant de sollicitations ambivalentes. Les composantes secondaires des grands enroulements en rinceaux diffèrent d’un des deux types de chemin à l’autre pour justement détourner de tout repère trop insistant par symétrie dans les répétitivités rythmiques, pour confirmer que le regard doit presque se perdre : que cet imprévu, lui-même presque perdu, ne s’atteigne qu’au bout d’un long parcours, d’une longue recherche. L’imprévu est ici beaucoup moins généralisé que dans le premier damas.
D) - Expression de ce tissu dans son mouvement : Si l’on disposait de toute la pièce d’étoffe on pourrait l’imaginer éventuellement dans un emploi mobilier de prestige (luxe de l’autel et de l’église ou luxe d’une cour) magnifiant l’ambiance . Mais il y a toute raison de l’imaginer autrement : coupée et mise en forme dans un ample vêtement de cérémonie . Alors cette soierie devait révèler dans sa souplesse l’accord de proportions entre les grands motifs de son décor et l’ampleur des plis et des drapés, assez solennels, qu’elle permettait . Gestes d’officiants ou de quelque prince, bien faits pour être vus même d’assez loin; les imprévus seconds de ce décor étant réservés au regard et au toucher de celui qui portait cette soierie, ou de ceux qui avaient le privilège de l’approcher .
3) - Troisième tissu, à nouveau un damas tissé en Italie au XVIe siècle - petits motifs
A) - Caractéristiques du tissage : Soie . Fils de chaîne, bleu profond.- fils de trame, écru à brillance argentée. Mode de croisure des fils: damas armure satin face-chaîne à l’endroit dans les intervalles (bleu profond); à l’envers du tissu dans les motifs. L’envers est aussi beau que l’endroit : comment choisir une face d’emploi préférentielle ? Petits motifs indénombrables et foisonnants d’inspiration florale, mais aussi losanges en ligne pour distinguer tout de même différents “chemins de motifs” . Reliefs des motifs et creusement des intervalles (à l’endroit) suffisamment marqués et rendus sensibles au toucher par une légère différence de diamètre des fils (fils de chaîne plus fins).
B) - Premières impressions : Jeu de la clarté qui s’ombre différentiellement au moindre mouvement du tissu ; matité argentée et assez insistante des motifs à l’endroit du tissu, limpidité des intervalles . Les deux faces envers-endroit, qu’on peut souhaiter voir aussi bien l’une que l’autre, donnent ensemble le sentiment d’un luxe rare . On pourrait craindre que l’assaut des petits motifs floraux ne lasse dans leur répétitivité serrée et agitée s’il n’y avait pas une volte imprévue que donne, suffisamment de fois, le second type de motifs, ces losanges, de petit format aussi, mais eux parfaitement géométriques, capables de règler par une scansion minimale en ordre clair des rythmes autrement presque trop exubérants . La répétitivité des motifs se lit dans toutes les directions : il n’ y a pas vraiment de sens de lecture préférentiel, haut et bas ici ont même valeur .
3 A et 3 B
C) - Lecture rapprochée : Un fait dominant, les motifs du décor sont de beaucoup plus petite taille que dans les damas précédents, très nombreux et tous à la même échelle. Ordonnancement d’ensemble où se ressentent à force égale une orientation verticale et une orientation horizontale. Pas de grandes lignes ondulantes . Mais en revanche le détail des motifs, ou floraux ou losanges, se compose uniquement d’obliques par rapport à l’orthogonalité de ces deux grandes directions . Ainsi se trouve évitée la monotonie dans la répétitivité des motifs à cadences rapides . Dans le tissage de nos trois soieries intervient toujours un jeu de compensations, mais en même temps ici ce jeu génère une rythmique trépidante, juste en deçà du vertige, un jeu d’inversions en partie double comme la comptabilité . Le sentiment du nombre est là nettement plus fort que dans les deux autres tissus ; tout y est compte : compte des motifs dans chaque chemin selon le sens de la chaîne, et, puisqu’on est lancé, compte également rang par rang selon la trame, mais celui-ci dérangé par les décalages en quinconce . Arrive-t-on jamais au bout de ces comptes, même aidé par la succession-ponctuation des losanges parfaitement lisibles dans les deux sens majeurs du décor ?
Bien sûr aussi compte des fils : fils de chaîne en comptes nettement plus nombreux et sensiblement plus fins que les fils de trame ; moyennant quoi à l’endroit du tissu les innombrables petits motifs plus forts, un peu lourds même (fils de trame plus gros), semblent gagner sur les intervalles où seuls apparaissent les fils plus fins du satin face-chaîne. C’est à cela que tient le sentiment d’une imbrication particulièrement étroite des motifs et des intervalles au point qu’on peut croire par endroit à des hybridations entre les deux.
Autre étrangeté, dans les rythmes qui se propagent à des cadences très rapides sur l’ensemble de la surface tissée, par endroit, selon les zones des parcours qui captent à l’instant notre regard, les losanges semblent en quelque part avoir disparu, comme éffacés, absents et pourtant nous savons bien qu’ils sont demeurés là, compris dans toute la force du tissage. Intîme association d’effets optiques et de sensations tactiles qui ne pouvaient jouer à ce point dans les deux autres damas . Le fait décisif est bien la très petite échelle selon laquelle tout est règlé ici et, allant avec, le sentiment de l’innombrable. Cadences vives . Un trait remarquable encore: absence complète de symétrie aussi bien au niveau de l’ordonnancement d’ensemble que dans le détail de chacun des motifs . Cela ne fait que confirmer le jeu ici voulu d’une très grande vivacité, comme s’il n’admettait pas de règle par trop évidente ou trop dominante . Intervention des losanges extrêmement discrète, on l’a vu .
D) - Ce tissu dans son emploi et son mouvement : A coup sûr ce damas à petits motifs du XVIé siècle a été tissé pour être porté comme vêtement . Aucun de ses pouvoirs d’expression ne pouvait s’exercer de loin de façon spectaculaire, il devait s’apercevoir seulement comme un léger scintillement, à moins que décor et sentiment de la valeur de la soie se soient fondus en une seule perception, celle d’une présence “unique” parmi beaucoup de monde . Mais on l’imagine aisément, ce damas à petits motifs, dans des rapports beaucoup plus proches : qu’on puisse éprouver de près la subtilité de plis de petite taille, bien formés jusque dans leur détail, peut-être même en fronce, cascade ou ruissellement .
Remarques terminales
(Suite à D dans chaque lecture)
E) - Les 3 damas du point de vue de la propagation de leurs motifs et de leurs rythmes :
A voir le premier damas(1), on peut être comme retenu “sur place” par ses motifs et ses rythmes à l’intérieur d’une surface même réduite et très délimitée de l’étoffe, mais rythmes et motifs s’éprouvent aussi bien comme se propageant; avec toutefois comme un déclic au changement de l’une à l’autre façon de les envisager . Passage d’un regard à l’intérieur à un regard sur l’étoffe devenant l’extérieur .
Le second damas (2) est celui dont les motifs et leurs rythmes vont le plus se propageant, et ceci va certainement avec la grande taille des motifs ; sans déclic de lancement, les ambivalences motifs/intervalles ont pour effet d’amortir d’emblée, de neutraliser le sentiment du passage de l’intérieur à l’extérieur, qu’il maintiennent en équivalence.
Pour le troisième damas (3) le sentiment est presqu’inverse : de l’étoffe entière, on a perçu d’abord une surface d’ensemble avec ses innombrables petits motifs presque indiscernables, seulement ensuite le regard se ramasse et trouve, découvre, de près, plutôt que des motifs sur un fond, des hybrides de motifs et intervalles étroitement imbriqués, sans qu’il y ait place pour aucune différenciation entre intérieur et extérieur dans la vie du tissu, presque l’inverse d’une propagation extensive de ses rythmes, plutôt des cadences vives et serrées, presque des compacités organiques intensives.
F) - A quelles réalités vivantes et significations spécifiques se rattachent les motifs et rythmes tissés polychromes de chacun des trois damas.
Assurément c’est le damas 2 à grands rinceaux, ocre orangé et gris vert argenté, qui rappelle le plus directement la nature, ses motifs semblent directement issus du modèle des crosses des fougères qui surgissent au début de leur reprise, en début de saison, au mois d’avril . Et de même les tulipes, qui fleurissent à même époque dans le plein air, sont très clairement présentes, à peine stylisées dans ce tissu .
Les petits motifs du damas 3, brins de fleurs ou menus losanges géométriques, eux, se rapprochent sûrement davantage d’un arrangement cellulaire du genre de ceux de nos tissus biologiques, les intervalles entre eux ne valent pas comme un espace externe mais ressemblent, dans leur pouvoir de retenue, à l’espace extracytoplasmique dans les réseaux duquel se trouvent calées les cellules . Avec en plus quelque chose du développement du vivant, dans les rythmes de ces hybridations des motifs/intervalles étroitement imbriquées, envol d’insectes innombrables vus et voyants, semis en ligne et presque miroitant de bacilles ou de petits cristaux en losanges ou bâtonnets.
En revanche avec le damas1 tout est bien à l’échelle de notre corps, de niveau avec ses proportions d’ensemble. Ses motifs sont comme des bouquets qui s’offrent, sceptres et couronnes mêlés en fleurs et seulement devinés, pas vraiment des emblèmes, encore moins des symboles, arrangements pour l’agrément mais ayant effet sur notre intériorité . Les intervalles en labyrinthes pénétrent de leurs rythmes jusqu’en des zones qui sont au-delà de la conscience claire, les motifs prennent des figures qu’on peut croire vues en rêve, elles-mêmes nous regardant dans l’insistance troublante de leurs répétitivités diverses et multiples .
Illustrations des trois lectures comparées (1 - 2 - 3)
1) - damas d’Italie - XVIe - 1 A et 1 B
2) - damas d’Italie - XVIIe - 2 A et 2 B
3) - damas d’Italie - XVIe siècle - 3 A et 3B
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* de la collection Guillaume Mallet