12ème article/question - Autour des tissus du Pérou précolombien: des “tissus par excès”? Propositions de lecture 1
Propositions de lecture 1
Ces articles (12 ème et 13 ème articles.. ) viennent comme la suite de l”article sur les Aborigènes d’Australie (et du chapitre 2 du CahierIII). A leur sujet je proposais de parler du « tissu par défaut », car ils n’ont jamais eu de tradition de tissage. C’est tout l’inverse à propos des cultures du Pérou précolombien : on peut parler là au contraire « du tissu par excès », tant ces cultures ont porté d’intérêt au tissu comme à une ressource particulièrement précieuse. Comment ? Pourquoi ?
Premières données sur les tissus péruviens Précolombiens
Les Péruviens précolombiens (….Cultures Paracas, Nascas, … Chimu, Chancay … Quechuas de l’empire Inca) ont été de fabuleux inventeurs de tissus . Ils ont su utiliser et combiner avec un sens remarquable de la variation et de la rigueur toutes les implications spécifiques du tissage, découlant de points de départ très simples . Implications abstraites des comptages qui finalement deviennent complexes, et respect des impératifs concrets de solidité du tissu. Equilibre entre structure tissée et venue des motifs : intégration des deux poussée au plus loin. (Force d’intégration)
Les métiers à tisser des Péruviens d’époque pré-incaïque - contemporains des premiers siècles de notre ère - restaient extrêmement simples . La chaîne était montée sur des bâtons et suspendue en hauteur. A l’autre extrémité elle était liée au corps du tisserand ou de la tisserande au moyen d’une sangle . Pour disposer d’une plus grande longueur de chaîne, le tisserand se plaçait parfois dans un trou . Pas de bâti, pas de cadre non plus mais simplement des lames de levage . Largeur maximum des tissus : 75 cm, longueur : 2 à 3 m. Au Pérou les fils de chaîne étaient le plus souvent en coton, la trame souvent en fils de laine très fins de vigogne sauvage, en laine de lama, ou bien alors elle était elle-même en fils de coton .
On est stupéfait de constater à quelle variété de contexture et à quelle complexité parvenaient les tisserands ou tisserandes de l’ancien Pérou avec des moyens qui restaient d’une telle simplicité . Tissus à deux chaînes et deux trames (ou plus) : tissage en “double étoffe” . Tissage en tapisserie, gazes et tissus à jours, réseaux à l’aiguille, à points bouclés, semblables ou presque à la dentelle de Venise, réseaux à poils coupés analogues dans leur principe à nos velours…
Le cas des tissages en “double étoffe” 1
Dans leur principe ils consistent dans le tissage superposé de deux couches de tissu et donc de croisures de fils, qui échangent de l’une à l’autre leurs positions et leurs couleurs : d’une face sur l’autre ce qui est couleur des motifs devient celle des intervalles ou fond et réciproquement. Pour les changements de position des couleurs le (ou la) tisserand(e) faisait passer les navettes de trame d’une face à l’autre en écartant à la main directement les fils de chacune des chaînes, - pour que celles-ci apparaissent à leur place à l’endroit -, sans autre agent de séparation pour déterminer le levage et sans interrompre la continuité des armures de chacune des étoffes, sans faille ni fente, aux comptes précis de fils qui le réclamaient selon le décor. Dans ces conditions le tissage en double étoffe permettait d’obtenir un décor fait de contrastes toujours surprenants et apparemment complexes en complète intégration avec la structure tissée , décor et contexture ne faisant qu’un. Des rythmes finalement simples, mais qui sont de très fortes expressions tissées, résultent de cette identité ; en même temps écarts jouant en logique opposition. A ce jeu des différences et des oppositions éprouvées dans un système structural au tissage, les gestes du (ou de la) tisserand(e) pouvaient prendre par eux-mêmes valeur symbolique, être agents d’enregistrement rituels ou symboliques dans le tissu, donner valeur de signes à ses motifs .
2 Tissage en”Tapisserie” - époque pré-incaïque récente - coton, laine de vigogne pour les fils de trame de plusieurs couleurs, ils sont les seuls à apparaître (chaîne cachée , fils de coton)
Décors, rythmes structuraux et tissage 2
Dans les étoffes péruviennes précolombiennes, tantôt c’est le décor qui semble découler du tissage, tantôt c’est le tissage qui semble découler du décor . Dans les deux cas la contexture et le décor s’établissent étroitement l’un pour l’autre au maximum des possibilités . Les motifs, présents de façon répétitive, fréquemment assez petits - des oiseaux, des félins (des jaguars), des silhouettes, rarement des végétaux…, parfois des hybrides tout à fait émouvants d’oiseaux et de regards humains - prennent une très grande force rythmique en s’insérant dans des jeux de lignes géométriques, souvent des diagonales qui changent sans cesse de direction et acquièrent de ce fait la qualité d’une structure d’ensemble (2) . - Ces motifs, souvent placés en opposition ou tête-bêche, se combinent avec ces décors structuraux d’ensemble sans subordination des uns aux autres, mariant le grand et le petit dans des rapports-chocs qui n’engendrent ni réelle ambiguïté d’échelle ni vertige . (Force d’intégration). L’ambiguïté d’échelle et certains vertiges ne sont requis, semble-t-il, que pour être bloqués net par les jeux à retours du tissage et du décor .
On est tenté de dire que la structure générale et expressive du tissu comporte en quelque sorte dans ces conditions deux niveaux, l’un celui des croisures qui forment le tissu, dont les directions perpendiculaires semblent tout à fait élémentaires, l’autre celui du décor qui crée littéralement d’autres sens, obliques ou en diagonale .
Toute l’expression du tissu vient alors justement par différenciations volontaires de sens : orientations obliques, diagonales, s’écartant délibérément de la croisée simple . Elle repose sur la recherche d’écarts expressifs, par rapport à l’armure de base du tissu ; elle implique un travail de compte et un travail gestuel très déterminés qui s’inscrivent ainsi de façon manifeste dans le tissu. Chez les Quechuas de l’ancien Pérou tout passait avant tout par le compte, tout se passait “avant l’écriture” .
Comme dans toute intégration textile très complète, il est avant tout question de rythmes répétitifs, de différenciations quantitatives, même dans les écarts de sens minimaux qui définissent les petits motifs; il est avant tout question de comptages et de nombres.
Voilà la première part de ce qui fait la force des tissus péruviens précolombiens, au moins de ceux qui ordonnent leurs signes selon la répétitivité régulière de leurs motifs. Toujours la signification des motifs et la structure tissée s’identifient l’une à l’autre . Une grande lisibilité et en même temps de multiples sens de lecture possibles . Ils peuvent à la fois nous fasciner et nous surprendre . Tout est certes défini, construit, mais en même temps tout est mouvement communiquant . Pour autant ce ne sont pas des labyrinthes où se perdre. L’expression tissée est ici celle d’une dynamique des forces vives qui règnent dans l’univers, émouvante et communicative.
Patrice Hugues
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31 octobre 2008 à 11:02
Cher Patrice,
Comme toujours, vos reflexions sont stimulantes et suggèrent de fructueuses analyses. Je suis entièrement d’accord avec vous…mais je me réserve éventuellement de faire quelques petits commentaires..peut-être sur ‘les réseaux à l’aiguille en points bouclés’ A bientôt donc. Bien amicalement, Anne
3 novembre 2008 à 0:10
Les tissages en double étoffe me font penser à ces couvertures de laine du 19e, attribuées à la Basse-Normandie, et improprement appelées, me semble-t-il, toiles de Bergame, dont les motifs animaux et floraux stylisés se lisent au recto et au verso.
J’en avais acheté une pour le Musée de Martainville où elle est exposée, sur un lit au 2e étage.
24 novembre 2008 à 15:27
essai de commentaire